Présentation
La création d’un chantier transversal consacré à la santé (3S) au sein de l’UMR est d’abord motivée par le développement de l’axe « Santé et Politiques » du Pôle Action Publique. Les travaux menés dans cet axe sont ancrés dans la sociologie de l’action publique, mais aussi marqués par une forte interdisciplinarité. Le chantier 3S vient en prolongement et complémentarité de ce travail en faveur du dialogue entre politistes, sociologues, philosophes, historiens, anthropologues, dont une manifestation a été l’organisation d’un séminaire général commun.
Le chantier 3S a ainsi pour première ambition d’appuyer des projets émergents autour de la santé, de les ouvrir à tous les membres du laboratoire intéressés, quel que soit leur pôle de rattachement. Il doit également favoriser encore davantage des collaborations avec d’autres laboratoires en rendant plus visible l’importance prise par la « santé » dans un laboratoire pluridisciplinaire comme Triangle, et les collaborations avec les établissements de soins et de recherche impliqués en biomédecine. Des échanges et des enquêtes en commun existent en effet déjà avec des chercheurs du Centre Max Weber, de S2HEP (EA Lyon 1), de l’IRESP (Instance régionale d’éducation et de promotion à la santé) ou encore du Centre de recherche en cancérologie de Lyon (CRCL), et des recherches et formations sont actuellement en cours avec des enseignants chercheurs de la faculté de médecine et CHU de Saint-Etienne et de Lyon.
Les projets du chantier peuvent envisager « la santé » comme l’objet de politiques publiques plus ou moins spécialisées (un secteur d’action, un ensemble de biens), comme monde professionnel (profession ou champ) ou comme principe de légitimité et ressource pour des causes.
Axe 1. Catégorisation, subjectivation et ontologie en santé
Responsables : C. Gautier, J. Henry, F. Le Marcis, A. Vézian
L’objectif de cette thématique est de porter notre attention sur les significations et les limites des catégories sociales, comment elles sont négociées collectivement et interprétées en fonction des différentes ontologies, perceptions, intérêts et bases de connaissances en jeu pour in fine donner forme aux politiques de santé observées.
La configuration des systèmes sanitaires qu’elle soit adossée à une crise et transitoire (gestion des épidémies émergentes telles qu’Ebola), ou qu’elle fasse l’objet de tentatives de stabilisation dans un contexte de chronicisation de la maladie (pathologie cancéreuse, lutte contre la malnutrition) repose en effet sur une diversité de technologies relationnelles visant à favoriser les interactions entre population, spécialistes médicaux, gouvernement, ONG, etc. Sur nos terrains d’enquête, ces technologies prennent la forme de centres dédiés à la gestion du virus Ebola ou encore dédiés à la gestion de la malnutrition chronique des enfants au Niger, d’une configuration spatiale et fonctionnelle des établissements de santé selon une logique de gradation des soins dans le secteur de la cancérologie, ou encore de questionnaires biomédicaux dédiés à la prise en charge de patients atteints d’une pathologie aux contours biomédicaux indéterminés.
Quels que soient ces dispositifs, on constate que la configuration des politiques de santé s’appuie sur des processus de catégorisation qu’il s’agira d’étudier en prêtant attention aux dimensions symbolique et matérielle des catégories. Cette étude permettra de rendre compte de la manière dont les catégories sont produites et rendues significatives dans diverses interactions. Dans cette perspective, l’analyse de la catégorisation en tant que négociation sociale s’entend comme la résultante conjointe de processus cognitifs et sociaux. Elle consiste à analyser la manière dont ces catégories (tantôt imposées, tantôt revendiquées) sont mobilisées et fonctionnent dans un contexte sanitaire. Il s’agira notamment d’identifier les différentes ontologies sociales qui alimentent une multiplicité de pratiques et/ou actions au sein de chaque groupe d’acteur, le rôle de la temporalité sur les frontières et les significations de ces catégories, et les modalités d’imbrication et/ou d’agencement de ces catégories en les réinsérant dans les différents contextes d’action (micro, méso et macro).
Axe 2. L’organisation des soins comme objet pertinent pour interroger les mécanismes d’engagement dans l’action
Responsables : J. Barrier, J. Henry, M. Oumarou Napiou, A. Vézian
Le projet part du constat que les processus de rationalisation à l’œuvre dans le domaine de la santé ont des incidences concrètes sur les tâches des professionnels et, plus largement, sur l’organisation traditionnelle des professions médicales et du système de soin. Dans ce contexte, il est décisif d’appréhender de manière approfondie les mécanismes d’engagement dans l’action, en particulier les ressorts de l’action guidant et donnant forme à ces processus de rationalisation
Le projet doit articuler plusieurs terrains d’enquête portant sur les politiques menées depuis une quinzaine d’années qui visent à « structurer » la recherche biomédicale autour de pôles d’excellence construits autour de coopérations locales entre médecins et chercheurs, sur l’élaboration puis le transfert de dispositifs de lutte contre la malnutrition sur la base d’un partenariat entre une ONG et l’État nigérien, sur la mise en place d’un nouveau principe de gradation de soins reposant sur la labellisation et la mise en réseau d’établissements de soins plus ou moins spécialisés, ou encore sur une éthique des pratiques de soins alliant la rationalisation par la qualité de l’activité du service et la participation réflexive de chaque professionnel.
Ces politiques structurantes mettent l’accent sur ou font le pari d’une meilleure coopération et coordination entre les acteurs par l’approfondissement des relations entre différents secteurs d’activité (établissements de soins publics, acteurs parapublics tels qu’agence gouvernementale, acteurs privés tels qu’ONG, industriels pharmaceutiques etc.) et/ou de différentes disciplines (médicales, biomédicales, paramédicales, etc.), et par une transformation de la division des tâches.
Axe 3. Santé et environnement
Responsables : S. Gardon, G. Le Naour, J. Michalon
Plusieurs enquêtes entendent explorer les ambivalences des rapports entre santé et environnement. La notion d’environnement est en effet très polysémique. Envisagé négativement à travers sa dégradation, l’environnement est une source de risques sanitaires accrus (émergence de maladies chroniques, de maladies industrielles, altération des éco-systèmes, etc.).
Mais l’environnement est également défini positivement comme un bien à préserver et une ressource sanitaire, notamment via l’émergence de nouveaux programmes d’action publique qui lient étroitement Biodiversité et santé, dont témoigne la création en 2016 de l’Agence Française pour la Biodiversité.
Ces représentations contradictoires de l’environnement et de ses liens avec la santé induisent de nouvelles catégories d’action publique comme « la santé environnement » incarnée entre autres dans des programmes régionaux, ou le concept « One Health » à l’échelle internationale.
Travailler sur les reconfigurations en cours implique d’articuler dans l’analyse une réflexion sur les échelles (internationale, locale, nationale, régionale), les savoirs mobilisés (écologie, épidémiologie, économie, sciences sociales, sciences vétérinaires, etc.), et les acteurs à enrôler (agences sanitaires, organisations internationales, ONG pro-environnementales, développement etc.).
En prenant comme point d’entrée le concept « One Health », il s’agira d’interroger une série d’acteurs se retrouvant impliqués dans des initiatives portant ce label, pour mieux en comprendre les motifs de son appropriation (ou non), ainsi que les rouages et les effets de sa mise en application.
Axe 4. Les professionnels de santé : pratiques, représentations, déplacements
Responsables : F. Buton, C. Frau, C. Hamant, J. Henry, J. Michalon, A. Vézian
Les professionnels de santé font l’objet de plusieurs projets de recherche, soit de manière globale (l’ensemble des professionnels de santé), soit par catégorie (les vétérinaires), secteur d’activité (promotion de la santé), ou spécialisation médicale (l’oncologie). Tous ces projets réfléchissent aussi sur les relations des professionnels avec d’autres acteurs (patients, non soignants, responsables politiques, etc.). Ces projets gagneront à la mise en commun de questionnements relatifs par exemple aux milieux de formation et d’exercice des professionnels de santé, à leurs hiérarchies internes et articulation ordonnée ou informelle de compétences, ou aux processus qui remettent en question l’autonomie historiquement acquise du champ médical.
J. Henry et A. Vézian travaillent à mettre en relation d’une part la répartition des prises en charge oncologiques entre les différentes structures existantes à échelle d’un territoire et d’autre part la catégorisation des soins par complexité croissante dans les politiques de santé. A la croisée de la philosophie et de la sociologie des organisations, et en partenariat avec des médecins, leur projet interroge l’articulation effective des pratiques professionnelles, la cohérence de la trajectoire des patients dans la durée et une prise en charge optimale de pathologies ayant tendance à se chroniciser.
Avec des chercheurs d’autres laboratoires, F. Buton a engagé une analyse longitudinale et prosopographique des professionnels de santé en politique, i.e. des professionnels (médecins, pharmaciens, infirmières, etc.) devenus élus, au niveau national et local. En travaillant sur les déplacements d’un champ (de la santé) à l’autre (politique), il s’agit de modéliser les trajectoires possibles mais aussi d’interroger les logiques pratiques des « transfuges » dans un espace social conçu comme multidimensionnel plutôt que pyramidal. L’objectif à moyen terme est d’élargir le terrain d’analyse en s’intéressant à tous les déplacements « extra-professionnels » des professionnels de santé, non plus seulement en politique, mais dans la représentation syndicale, dans la haute administration, ou encore dans l’expertise et la production intellectuelle.
C. Frau et C. Hamant s’intéressent aux professionnels de la promotion de la santé, aux soignants et non-soignants engagés à l’échelle régionale dans le dispositif de réduction du tabagisme "Mois sans tabac". Ces acteurs diversifiés s’apparentent à des auxiliaires de l’action publique par leur rôle dans la diffusion, l’actualisation et le rappel des objectifs de la politique de santé. Une telle analyse permet de saisir de quelle manière ils mettent en œuvre des décisions politiques, comment elles sont retraduites, reformulées, selon les dispositions et les conditions de travail des exécutants et en fonction des publics auxquels ils sont confrontés.
Enfin, J. Michalon envisage de s’intéresser aux évolutions récentes de la profession vétérinaire, caractérisée notamment par la montée en puissance de la médecine vétérinaire comportementale et d’une reconfiguration du mandat vétérinaire autour des notions de "Bien-être animal" et de "bientraitance" des animaux.
Axe 5. Le risque de santé comme objet-frontière
Responsables : H. Buisson-Fenet, T. Bujon, F. Le Marcis, J. Michalon
Largement étudié par plusieurs membres du laboratoire par le passé, la notion de risque de santé est au cœur de certaines enquêtes en cours, par exemple au travers de son inscription dans les perspectives actuelles de One health (J. Michalon) ou de Global health (F. Le Marcis). Or, la notion de « risque de santé » peut être appréhendée comme un objet-frontière entre différents mondes sociaux et espaces de pouvoirs et de savoirs, c’est-à-dire un objet qui autorise un usage en commun de la part d’acteurs appartenant à différents mondes sociaux, sans pour autant faire l’objet d’un accord complet entre ces acteurs quant à sa signification, et donc quant à ses enjeux et possibles usages dans la mise en place de dispositifs de prévention. Le risque de santé connaît une extension de son domaine de validité qui ne tient pas seulement à sa dimension sanitaire (selon la logique classique de sanitarisation d’enjeux sociaux) mais aussi à sa plasticité propre (à la fois par construction dans le calcul probabiliste et par confusion avec la notion d’incertitude).
Les travaux de F. Le Marcis et de ses doctorants sur des terrains africains (Burkina Faso, Ghana, Guinée, Niger) permettent de réfléchir sur l’existence déjà ancienne de territoires spécifiques (des « marges du monde »), où les nouvelles logiques de la surveillance épidémiologique tout à la fois s’éprouvent et sont confrontées aux rapports ordinaires à la surveillance des personnes (Ebola en Guinée, VIH), mais aussi sur les circulations de dispositifs et de modèles thérapeutiques (vaccins, centres de santé, essais cliniques). T. Bujon interroge les significations sociales et politiques des addictions. Par leur accroissement exponentiel et leurs dimensions individuelles et collectives, les addictions révèlent un état moral de la société encore non élucidé tout comme l’émergence dans l’analyse des comportements (structurés autour du plaisir, de la douleur, mais aussi de la décision) de ce qui pourrait être observées comme l’expression des nouvelles « valeurs » (sérotonine, dopamine). Dans ses travaux, Hélène Buisson-Fenet interroge également la notion de risque au carrefour de la santé et de l’éducation, sur le dossier de la phobie scolaire (risques de santé attachés à certaines expériences scolaires, dispositifs d’évaluation mixte « diagnostiquant » le vécu scolaire comme « comportement à risque (de santé) ») et sur la question des ruptures de parcours scolaires (la catégorisation de problématiques de santé comme « risques de décrochage scolaire », et ses effets sur les populations-cibles).
Axe 6. Médecine et genre
Responsable : C. Dourlens
La thématique, commune au chantier transversal « Genre et politique », porte sur les rapports complexes que la médecine entretient avec la question du genre et la manière dont les questions posées par les prises en charge médicales amènent à réinterroger la question du genre sous un autre prisme. De fait, si la naturalisation des différences entre les sexes et la pathologisation des variations des identités de genre et de pratiques sexuelles sont souvent imputées aux sciences biomédicales, celles-ci sont aussi perçues comme vecteurs de la flexibilité des corps et des identités sexués. De même, alors que la médicalisation de certaines pratiques considérées comme déviantes est analysée comme une étape de leur banalisation, elle est aussi contestée au motif qu’elle maintient ces pratiques dans la sphère de l’anormalité. Ces tensions qui émergent aujourd’hui sur l’espace public, notamment à partir de certaines prises de parole militantes, génèrent débats et controverses. Ce faisant, elles affectent l’exercice de certaines spécialités médicales, questionnent la désignation de certaines maladies, et par là même l’identité des personnes concernées.
En favorisant, à ce propos, la discussion entre différentes approches disciplinaires, divers courants de recherche, et diverses méthodologies d’enquête, la thématique « Médecine et genre » permettra d’ouvrir de nouvelles pistes d’enquête et d’engager de nouveaux projets de recherche interdisciplinaires.
Publications
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Seuil , 2023
Vivre et lutter dans un monde toxique : violence environnementale et santé à l’âge du pétrole
Renaud Bécot & Gwenola Le Naour (dir.)
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Éditions Quae , 2022
Sortir des crises : One Health en pratiques
Sébastien Gardon, Amandine Gautier, Gwenola Le Naour & Serge Morand (dir.)
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Revue internationale d'éducation de Sèvres , 2022
La santé à l’école
Hélène Buisson-Fenet & Yannick Tenne (introd. & coord. du dossier)
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L'Harmattan , 2022
Une affaire de stups : démantèlement d’un trafic de drogue dans un grand ensemble HLM (1998-1999)
Thomas Bujon
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Global Africa , 2022
L’Afrique et le monde à l’heure virale
Frédéric Le Marcis, Noémi Tousignant & Josiane Tantchou (introd. & coord.)