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Politique des savoirs : productions, circulations, usages

Responsable(s) scientifique(s) :  Franck Bessis  -  Julien Barrier  -  Laurence Roulleau-Berger  - 

Présentation

Inscrits dans différentes perspectives disciplinaires, les membres du chantier transversal partagent tous, à différents titres, un intérêt pour l’étude des dynamiques sociales, économiques et politiques qui structurent la production, la circulation et l’usage de savoirs au sein de différents espaces sociaux : institutions éducatives, entreprises basées sur l’exploitation intensive de connaissances (knowledge-based firms), communautés savantes, associations professionnelles, groupes militants, ou encore réseaux d’experts participant à la définition des politiques publiques.

Toutefois, l’ambition de ce chantier est d’animer des discussions permettant d’aller au-delà de réflexions centrées sur des objets spécifiques, pour favoriser au contraire des échanges autour de problématisations plus larges. Sans négliger l’analyse du contenu même des savoirs, ce chantier s’intéressera à la façon dont ceux-ci s’ancrent dans des pratiques, des espaces sociaux et des moments historiques situés. Il s’agira donc de resituer des savoirs dans des dynamiques à la fois épistémiques et sociales, en portant une attention particulière aux processus de catégorisation, de marquage de frontières, de différenciation ou d’hybridation entre différents savoirs. Plus fondamentalement, l’un des enjeux centraux du chantier sera d’expliciter et de mettre en discussion la manière dont les différentes approches et disciplines représentées par ses membres se saisissent, à la fois méthodologiquement, empiriquement et théoriquement, de la question des savoirs.

Les réflexions menées au sein du chantier s’articuleront autour de trois grandes séries d’enjeux relatifs à la production, à la circulation et à l’usage de savoirs. Toutefois, ce découpage est utilisé ici dans un souci d’exposition et comme un point de départ des réflexions menées au sein du chantier, non comme un cadre posé une fois pour toutes. C’est que, d’une part, ce découpage renvoie à des dynamiques qui sont souvent étroitement intriquées du point de vue empirique. Et d’autre part, celui-ci peut paraître trop dépendant des découpages sociaux et institutionnels que le chantier se propose justement de questionner.

Axe 1. Institutions, production et transmission des savoirs académiques

Cet axe porte principalement sur les institutions légitimes de production et de transmission des savoirs. On s’intéressera tout particulièrement aux institutions d’enseignement scolaire et universitaire, ainsi qu’aux espaces (plus ou moins hybrides) où s’élaborent des connaissances scientifiques. Cependant, cette première thématique ne se limitera pas à ces objets et visera à les replacer dans un horizon de discussion plus large.

En ce qui concerne les dynamiques de production de connaissances, les recherches mises en discussion au sein du chantier porteront sur des objets aussi variés que les sciences expérimentales, la médecine et la théorie économique.
Inscrits dans une perspective inspirée par les sciences studies, plusieurs membres du chantier s’intéressent aux conditions d’émergence et de déploiement de savoirs cliniques et épidémiologiques (travaux en cours sur la spécialité médicale de l’anatomopathologie, sur la construction de savoirs autour du virus Ebola en Afrique). De même, le chantier sera un lieu idéal pour mener une discussion interdisciplinaire du projet de recherche engagé par plusieurs membres du pôle Economies Politiques de Triangle autour de la genèse et de la réception des travaux d’Herbert Simon sur la rationalité limitée (prix Nobel d’économie 1978). Au-delà de leur intérêt pour l’histoire de la pensée économique, les travaux de Simon constituent un cas exemplaire pour étudier la construction de savoirs à la frontière entre différents paradigmes ou approches (axiomatisation de la rationalité, théorie des jeux, économie comportementale, économies institutionnalistes) et disciplines (science politique, économie, informatique, psychologie, sciences de l’artificiel). Enfin, il s’agira également de croiser des réflexions autour des transformations contemporaines de la recherche académique. Dans ce cadre, seront notamment abordées la question de la fiabilité des connaissances dans un contexte marqué par la multiplication des affaires de fraude scientifique, l’influence des intérêts industriels sur l’orientation de la recherche publique, ainsi que la mise à l’épreuve des découpages disciplinaires (avec par exemple l’émergence de domaines identifiés comme des studies, en rupture avec les logiques disciplinaires).

Ces questions relatives à la production de connaissances seront articulées à toute une série de travaux portant sur les institutions scolaires et universitaires. En ce domaine se pose bien sûr particulièrement déjà l’emprise des découpages institutionnels, portant à distinguer des espaces qui seraient entièrement et uniquement consacrés soit à la production (espace universitaire, dans ses niveaux les plus élevés) soit à la transmission des savoirs (enseignement primaire, secondaire, technique ou professionnel). D’une part, plusieurs membres du chantier s’intéressent particulièrement au procès de « recontextualisation pédagogique », qui vise à questionner la manière dont des savoirs « scientifiques » ou académiques, sont recontextualisés (et donc traduits et reconfigurés) en programmes d’enseignement, tout autant que les rapports sociaux mis en jeux dans les nouvelles entrées curriculaires qui semblent de plus en plus instituées, elles aussi en complément ou en remplacement des découpages disciplinaires, (« compétences », « éducations à », « régionalisations des savoirs »..). Les recherches sur la fabrique des curricula dans l’enseignement supérieur, celles sur la transformation des curricula de l’enseignement primaire et secondaire, une étude sur le déploiement socio-historique de l’éducation à la santé, de même qu’une autre sur la manière dont les savoirs et dispositifs issus de pratiques militantes féministes s’instituent dans les salles de classe, notamment par l’intermédiaire des « pédagogies libératrices », seront ici mobilisés. Par ailleurs, la poursuite d’une réflexion sur le concept de recontextualisation pédagogique, réalisée dans la logique d’une sociologie de la pédagogie, que cherchent à développer certains membres du chantier, permettra aussi d’élargir l’étude de la production des savoirs. L’approche ici consiste notamment à ne plus penser le processus d’apprentissage scolaire dans la perspective du paradigme de la communication : celui-ci est alors moins considéré comme un acte de transmission des savoirs déjà constitués, entre enseignants et apprenants, mais comme une construction complexe mettant en relation dynamique des éléments pluriels et hétérogènes. Cette démarche s’attache à remettre les différentes théories de la socialisation (par osmose et/ou comme processus mystique d’intériorisation/ extériorisation) sur la table du travail empirique. Elle conduit à considérer les espaces scolaires comme des institutions cognitives collectives, tout en contribuant à reconstruire le champ de la sociologie de l’éducation comme domaine transversal à toute sociologie, accentuant la possibilité de dépasser les vieilles, mais persistantes, clôtures générées par la matrice dichotomique individu/société.

Axe 2. Circulation, transfert et traduction de savoirs

Le deuxième axe de réflexion du chantier transversal se structurera autour du thème de la circulation des savoirs, en s’intéressant aux connexions qui relient des mondes sociaux, des secteurs institués ou des espaces nationaux différenciés. L’hypothèse générale qui sous-tendra ces réflexions et que les processus de circulation des savoirs ne sont pas de simples « déplacements », mais engagent des dynamiques de traduction et de reconfiguration des savoirs. Ces réflexions feront donc écho à la question de la « recontextualisation des savoirs » travaillée dans l’axe précédent à partir des institutions éducatives.

Cet axe sera d’abord l’occasion de prolonger les réflexions menées au sein du laboratoire sur les circulations transnationales, en s’intéressant ici plus spécifiquement à la circulation de savoirs. Dans le prolongement des recherches menées au sein du pôle action publique, il s’agira notamment de suivre la constitution de réseaux d’experts et la diffusion de concepts appuyant des mots d’ordre réformateurs. Dans cette optique, les réformes de l’enseignement supérieur en Europe, dans le cadre du processus de Bologne puis de la stratégie de Lisbonne, constitueront l’un des objets mis en discussion au sein du chantier : il s’agira notamment de s’intéresser aux savoirs qui soutiennent et accompagnent les prescriptions formulées par des institutions telles que l’OCDE, l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, dont les initiatives s’articulent et s’alimentent mutuellement. De même, les travaux conduits sur l’histoire du concept One Health, qui désigne l’idée d’une prise en charge sanitaire globale, unifiant santé humaine et santé animale, pourront contribuer aux réflexions collectives menées au sein du chantier : ce mot d’ordre, initié par des associations de conservation de la faune au début des années 2000, est progressivement devenu un mot-clé de recherche interdisciplinaire et quasiment un outil de politique publique.

Ces derniers exemples soulignent à quel point s’atteler à la question de la circulation des savoirs appelle à réfléchir sur leurs modalités de traduction entre différents contextes, qui peuvent contribuer à infléchir leur sens et à redéfinir leur portée. Dans cette optique, les réflexions du chantier pourront s’appuyer avec profit sur les recherches menées depuis plusieurs années autour de la Post-Western Sociology, fournissant un cadre particulièrement stimulant pour penser non seulement les circulations, mais aussi les discontinuités entre différents espaces. Si la pensée scientifique a été construite en tant qu’élément fondateur des sociétés occidentales, la prétention à l’universalité des sciences sociales « occidentales » est très largement interrogée aujourd’hui. Dans ce cadre, il est essentiel de comprendre comment l’essor de pensées non-hégémoniques et d’autonomies épistémiques favorisent des circulations, plus ou moins discrètes, de savoirs ancrés dans des espaces multiples. Cette question sera abordée à partir du cas des sociologies d’Asie et d’Europe, en analysant comment des discontinuités théoriques contribuent à former des espaces situés, mais aussi comment des continuités favorisent l’émergence d’espaces communs entre ces deux contextes de savoirs. Là encore, il s’agira donc de ne pas s’arrêter à ce qui circule, mais de s’intéresser aussi à ce qui ne circule pas.

Aux questions de circulation transnationale des savoirs s’ajouteront des réflexions sur les échanges de savoirs entre différents espaces sociaux, secteurs ou champs institutionnels. En particulier, plusieurs membres des pôles Action publique et Economies politiques partagent un intérêt pour l’étude des relations entre institutions publiques de recherche et monde économique. En effet, depuis une trentaine d’années, les pouvoirs publics ont de plus en plus encouragé les chercheurs à s’engager dans des démarches de valorisation économique de leurs travaux et dans des collaborations avec les entreprises, des voix s’élevant pour dénoncer la transformation des universités en « universités entrepreneuriales ».

Dans ce contexte, plusieurs recherches en cours proposent d’étudier précisément les mécanismes à l’œuvre dans ce qui est généralement qualifié de « transfert de connaissances » entre laboratoires et entreprises : là encore, loin de se réduire à un déplacement unilatéral, les processus observés correspondent plutôt à une forme de production conjointe de connaissances, impliquant des allers-retours complexes et des échanges croisés. Ces questions seront notamment travaillées à partir de différents cas : nanotechnologies, biotechnologies, mais aussi « recherche translationnelle » dans le secteur biomédical, visant à « transférer » plus rapidement les connaissances scientifiques vers les pratiques de soin. Enfin, la question des relations entre science et économie amènera aussi à s’intéresser aux mécanismes de non-circulation, de secret et d’appropriation exclusive de connaissances par certains acteurs, via par exemple le dépôt de brevets, notamment dans les domaines du vivant. Au cours des dernières décennies, on a ainsi assisté à l’émergence et/ou le retour de mécanismes de résistance sous la forme de gouvernances par les biens communs, ou encore de résurgence de grands prix pour éviter l’appropriation dans le cas d’innovations.

Axe 3. Usages, appropriations et mobilisations des savoirs

Il s’agira ici de s’interroger sur les manières dont des individus et des collectifs s’emparent de savoirs (notamment des connaissances savantes et/ou d’expertise) et les mobilisent dans leurs discours et leurs pratiques. Là encore, l’un des enjeux du chantier sera de veiller à ne pas adopter une vision statique ni à réifier des catégories de sens commun. Il ne s’agit en aucun cas de considérer qu’il y aurait une coupure bien nette entre ce qui relèverait, d’un côté, de la « production de savoirs » et, de l’autre côté, de leurs « usages pratiques ». Au contraire, on fera ici l’hypothèse que l’appropriation de savoirs existants implique, à des degrés divers suivant les cas, une retraduction et une redéfinition de ces savoirs. Il s’agira alors de se demander en quoi « l’usage » de savoirs implique des processus de recombinaison et d’hybridation de savoirs (savoirs d’expérience, scientifiques, experts, militants…), voire la production de nouveaux savoirs. Plus largement, il s’agira de réfléchir aux conditions dans lesquelles des savoirs sont produits par et enrôlés dans des luttes politiques, en rejoignant ainsi les recherches sur les rapports entre science et politique menées au sein du pôle Politique : histoire, discours, problèmes.

La mobilisation de connaissances savantes dans des dispositifs et des politiques publiques constituera un terrain d’étude privilégié pour s’intéresser à cette question. Au sein de Triangle, des recherches sur ce thème ont été conduites depuis plusieurs années en parallèle dans les pôles Action publique et Economies politiques, qu’il apparaît de plus en plus pertinent de faire dialoguer. Pour illustrer ce thème, on peut mentionner des travaux en cours sur le développement et l’usage en France de modèles de microsimulation économique dans les politiques publiques, mobilisés dans des réformes de la fiscalité. À partir d’une analyse fine des hypothèses et des raisonnements sur lesquelles reposent des modèles issus de la recherche universitaire en économie, il s’agit de comprendre comment ils sont maniés, mis à l’épreuve et appropriés par des économistes de l’administration pour concevoir des réformes – donnant ainsi l’occasion de revenir sur l’hypothèse de la performativité des savoirs économiques sur l’économie. Mais la question de la mobilisation de savoirs scientifiques pourra également être abordée à partir du cas des politiques d’éducation, où l’expertise des chronobiologistes a par exemple été sollicitée dans la réforme des rythmes scolaires. Sur un registre un peu différent, on pourra aussi s’interroger sur les non-usages, les mises à distances, ou les processus d’invisibilisation de certains savoirs. Par exemple, alors que les politiques de santé invitent de plus en plus les médecins à se conformer à des recommandations basées sur la littérature scientifique (evidence based-medecine), les pratiques médicales restent marquées par des juxtapositions et des hybridations de savoirs.

Enfin, cette thématique sera aussi l’occasion de discuter de l’émergence de nouvelles formes de connaissances expertes et de leurs usages dans l’action publique. Plusieurs membres du chantier participent au projet « Outils numériques et actions publiques », une recherche interdisciplinaire associant économistes, gestionnaires, politiques et sociologues et soutenue par la Maison des sciences de l’Homme Lyon Saint Etienne. L’un des enjeux de ce projet est de s’interroger sur les conséquences des politiques d’open government, prônant la transparence de l’État. Dans ce cadre, la mise à disposition de données numériques ne se réduit pas à une transmission d’informations : en effet, elle permet à différents acteurs de constituer de nouvelles connaissances sur les activités de l’État et des institutions politiques. Sur la scène européenne, par exemple, la publication de grandes bases de données relatives aux activités de lobbying donne lieu depuis plusieurs années à une intense production de rapports et d’analyses par différentes parties prenantes (groupes d’intérêts économiques, militants, experts), ces connaissances étant ensuite enrôlées dans des luttes politiques. L’analyse de la « forme rapport », et du développement de tout un secteur de la consultance et de l’expertise dans le cadre des politiques d’éducation engage des réflexions similaires, permettant d’observer les catégories d’un savoir de gouvernement hybride en construction, circulant entre le niveau national et local. De même, ces travaux pourront être mis en perspective avec les recherches s’interrogeant sur les usages militants de savoirs scientifiques. A ce titre, les recherches en cours sur les Animal Studies, un champ de recherche étudiant la place occupée par les animaux dans les sociétés humaines et fortement investi par les militants de la cause animale, constitueront un terrain idéal pour discuter de l’hybridation des registres scientifiques et militants.

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