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Colloque international : « Produire du savoir, gouverner des populations. Anthropologie, science studies et politiques de santé »

10 septembre 2013 - 13 Septembre 2013, à l’Institut Français d’Education, ENS de Lyon

Site du colloque

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Lien vers le programme définitif du colloque.

Organisateurs

  • Charlotte Brives (LAM – UMR5115),
  • Frédéric Le Marcis (IRD & ENS-Lyon)
  • Emilia Sanabria (ENS de Lyon et UMR 5206)
  • Josiane Tantchou (LAM-UMR5115)

Comité scientifique

  • Jean-Pierre Dozon (EHESS),
  • Didier Fassin (IAS de Princeton & EHESS),
  • Wenzel Geissler (U. Oslo & LSHTM),
  • Marc-Eric Gruénais (U. Bordeaux),
  • Bruno Latour (Sciences Po – Paris),
  • Margaret Lock (McGill University),
  • Anne-Marie Moulin (CNRS),
  • Vinh Kim Nguyen (U. Montréal),
  • Kaushik Sunder Rajan (U. Chicago),
  • Laurent Vidal (IRD)

Présentation

Parmi la quantité d’études produites par ce que l’on peut nommer de manière générale l’anthropologie de la santé (en France) et la medical anthropology (dans le monde anglosaxon), une part non négligeable d’entre elles ont en commun le fait de discuter de questions inscrites au cœur de nos sociétés contemporaines. Sur des terrains diversifiés au Nord comme au Sud, l’anthropologie étudie les inégalités face à l’accès aux soins, les parcours thérapeutiques multiples, la production de molécules par l’industrie pharmaceutique, les politiques de santé publique, la gestion des populations, mais aussi la conception des corps, de la santé et de la maladie, les redéfinitions de la vieillesse et de la mort eu égard aux avancées scientifiques, ou encore le brevetage du vivant. Ces développements récents embrassent différentes dimensions du rapport de l’homme à la santé. On peut ainsi citer les dimensions les plus intimes du rapport à la maladie ou au malheur et à ses définitions biomédicales (dimensions subjectivantes, déplacement des frontières délimitant ce qu’est la vie, la mort ou la filiation), et les formes d’engagement politique qu’elles induisent (biosocialités). Il convient également de souligner l’importance des travaux d’inspiration foucaldienne et interrogeant le fonctionnement des biopolitiques où la façon dont une définition de la vie est à présent au cœur de notre façon de penser et de faire le politique.

D’un autre côté, les réflexions menées depuis maintenant plus de 30 ans par les tenants des Science studies sont riches, et les travaux sur la biomédecine, de plus en plus nombreux, permettent de comprendre comment les productions scientifiques créent de nouvelles normes et de nouvelles valeurs, et les diffusent au travers de réseaux complexes, redessinant chaque fois le monde dans lequel nous vivons. Les critiques sont souvent simplistes entre les tenants de l’une ou l’autre des approches : les science studies ne feraient pas assez de terrain et feraient « violence » aux données en leur imposant un cadre d’analyse pré-établi, alors que l’anthropologie médicale ne ferait qu’opposer au savoir profane une biomédecine plus fantasmée que réelle, sans jamais interroger les logiques et les conditions de la production du savoir biomédical. Pourtant, pouvons-nous encore aujourd’hui faire l’économie d’un véritable échange entre ces des courants ? En effet, si le paradigme de l’evidence-based medicine semble bénéficier aujourd’hui d’une légitimité incontestée, tout le monde s’accorde à dire que cette légitimité fait l’objet d’un travail de reconstruction permanent, engageant experts en sciences du vivant et de la santé et mobilisant dynamiques sociales et politiques. L’evidencebased medicine fait donc l’objet d’un travail qui, quoique prenant l’apparence de l’évidence, n’apparaît telle qu’en raison d’une légitimité toujours menacée. Processus plutôt que donnée, l’evidence-based medicine est au coeur de la réflexion que nous souhaitons voir se développer dans cette rencontre. Les fondements mêmes d’une telle omniprésence de l’evidence-based medicine doivent être étudiés, en ce qu’ils permettent de comprendre les ressorts des pratiques qui y sont liées dans les sociétés contemporaines. Ce colloque se donne donc comme objectif principal d’ouvrir, ou plutôt d’élargir un espace d’échanges entre tenants de ces deux courants que sont l’anthropologie de la santé et les science studies autour de l’evidence-based medicine : quels sont ses apports, ses limites, mais aussi ses contraintes ? Comment vient-elle chaque jour produire, imposer ou recomposer les normes et les standards de soins, redéfinir nos représentations de la santé, du corps, des maux qui nous affligent ou changer nos systèmes de valeur ou les politiques qui définissent les actions mises en place par nos systèmes de santé ?

Nous proposons à titre indicatif trois grandes questions qui structureront notre rencontre. Si nous invitons les communications à s’inscrire dans ces trois questions, celles-ci ne sont pour autant pas limitatives.

Produire des données « scientifiques »

Dans la plupart des pays du Sud on rencontre dans les systèmes de santé des activités de recherche menées en leur sein. Essai clinique, essai opérationnel de mise à l’échelle, ces divers essais s’inscrivent dans de multiples dimensions. D’une part ils participent à la production du savoir à l’échelle internationale. Ils font ainsi de ces cadres de recherche, d’essais, des espaces au sein desquels de nombreuses questions sont « travaillées ». D’autre part ce savoir produit par des chercheurs du Sud comme du Nord est mobilisé pour faire avancer telle ou telle politique, pour défendre telle ou telle modification d’une recommandation internationale (type OMS). Le lien problématique entre un savoir produit dans le cadre de ces essais, même dans une logique « opérationnelle » n’est que rarement discuté. Comment passe-t-on du protocole, d’un essai hors des conditions réelles, ou d’un essai opérationnel (mais par sa nature même déjà « hors de la vraie vie ») à une recommandation de santé publique et à une traduction par des pratiques sur le terrain ? Quelles logiques en jeu, quelles opérations de traduction, quelles négociations entre chercheurs, politiques du global au local et acteurs de la santé publique sur le terrain ? Lire ces négociations au regard de l’histoire du développement de la médecine des preuves (Marks 1999) nous paraît tout à fait heuristique. Les participants aux essais restent en effet des gens avec une histoire et un quotidien qui leurs sont propres, les personnels soignants ont une conception de la médecine et du soin qu’ils ont développés au travers de leur expérience, les contextes politique, économique et social varient, tout comme les traditions de pensée. Les trajectoires sont multiples, les ontologies également, et la production des faits vient ajouter encore aux différents mondes sociaux dans lesquels les individus évoluent. Il s’agit donc non seulement d’appréhender la production des faits biomédicaux en tenant compte du contexte (présence d’autres types de médecines, influence des religions, du contexte socio-politique), mais également de comprendre comment cette production vient construire, changer ou faire évoluer les ontologies, les environnements professionnels. Que cela implique-t-il pour les individus, patients ou professionnels de santé ? Quelles ontologies du corps, de la santé ou de la maladie émergent de ces pratiques, et que viennent-elles modifier ? Quelles conséquences peut avoir cette pratique de la médecine des preuves sur les acteurs impliqués, volontairement ou non ? Et comment, à partir de ces questionnements, peut-on concevoir l’éthique ou du moins tenter d’en reformuler certains des fondements, ou relever les inadéquations de sa normalisation ? On l’aura compris, nous sommes loin ici de l’étiquette de réductionnisme accolée aux sciences, bien au contraire. Nous voudrions plutôt comprendre comment une richesse et une complexité nouvelles prennent origine dans ces pratiques, comment dans l’espace de l’essai clinique se jouent pas tant l’opposition de deux visions du monde mais leur rencontre productive.

Rendre les corps comparables

Si la formation de la biologie comme discipline, alliée à l’essor de la statistique mais aussi au développement de la clinique, ont pu permettre à un certain moment une commensurabilité et une standardisation des corps, condition sine qua non du développement de la biomédecine, cette configuration n’est en aucun cas figée, et est même en perpétuelle évolution. En effet, les corps ne sont pas comparables par nature, et c’est un des tours de force de la biomédecine, et des sciences en général que de le laisser penser (Latour 1997). Les travaux menés en anthropologie de la santé mettent d’ailleurs en avant les idiosyncrasies propres au vivant, et font de la matérialité des corps le produit de l’histoire, des changements sociaux et des interactions continuelles entre les humains, l’environnement et le contexte dans lesquels ils évoluent, ce que Lock et Nguyen ont pu résumer en forgeant l’expression « local biologies » (Lock and Nguyen 2010). Dès lors que l’on considère les êtres humains comme uniques tant en ce qui concerne leurs génomes que leurs expériences quotidiennes, on est fondé à penser que les sciences biologiques ne peuvent produire que des images partielles, des ‘snapshots’ de la matérialité des corps. Ce constat permet de proposer une autre lecture des échecs et de mieux comprendre certains des problèmes posés par l’application des résultats issus des travaux de recherches biomédicales et des essais cliniques dans des contextes différents. Il permet également d’approfondir la réflexion concernant les conséquences de la biomédicalisation de l’existence et son impact sur les subjectivités, sur le rapport que les individus entretiennent avec eux-mêmes, avec leur image, leur corps, ou leur identité. La question de la commensurabilité des corps et de la généralisation des données est au coeur des questions que nous souhaitons voir abordées lors de ces journées : alors que les essais cliniques, l’émergence de nouvelles technologies, et les expérimentations biomédicales en général sont géographiquement et historiquement situées, leurs résultats peuvent se voir généralisés jusqu’à donner lieu dans certains cas à des politiques de santé publique. C’est ce parcours qui nous intéresse, dans toutes ses dimensions : comment, au niveau expérimental, rend-on les corps comparables au point de pouvoir les additionner ? Comment produit-on les données ? Comment objective-t-on le vivant ? Cependant, ce parcours ne peut rendre compte de ses ‘réussites’, ou plutôt ne peut permettre de donner de réponse à cette vieille question : ‘pourquoi ça fonctionne’, question que nous devons immédiatement remplacer par un ‘comment ça fonctionne’. Comment rend-on les corps comparables ? Mais aussi comment produit-on un savoir, comment le généralise-t-on jusqu’à pouvoir faire des recommandations aboutissant parfois à de véritables politiques de santé publique ? Et quelles en sont les conséquences ? Une approche articulant sciences (dans ses modalités les plus concrètes) et politiques (à l’échelle la plus globale) est donc vivement souhaitée.

Standardiser les pratiques

On le sait, la standardisation est au coeur de la production des énoncés scientifiques, qu’il s’agisse de pratiques (Berg, 1997), de protocoles (Timmermans et Berg, 2003) ou même d’entités vivantes telles que des cellules (Landecker, 2009) ou des organes (Hogle, 2009), et ce afin de pouvoir rendre les faits transportables dans d’autres lieux, avec d’autres acteurs, d’en faire des mobiles immuables (Latour, 1989). Cependant, les science studies nous ont également appris que cette standardisation n’est jamais totale, jamais parfaite, et ce en raison des nombreuses idiosyncrasies propres au vivant d’une part ; et d’autre part que la reproductibilité d’un résultat, d’une technologie, ou d’un énoncé tient avant tout à la reproductibilité des conditions de leur production, et donc de la standardisation d’un grand nombre d’éléments. Une fois produits donc, comment ces données, ces faits, ces outils, ces technologies sont traités pour pouvoir être transposés, transportés, diffusés ? Et comment sont-ils accueillis ? De nombreux travaux en anthropologie de la santé viennent nous rappeler la grande richesse et la diversité des contextes dans lesquels ceux-ci doivent prendre racine, ce qui implique parfois une incompatibilité, temporaire ou définitive, entre les politiques de santé proposées et les contextes locaux dans lesquels on veut les insérer. Comment ces contextes sont-ils « retravaillés » par ces politiques, ces technologies, et avec quelles conséquences ? Comment dans l’articulation de la science et du politique se jouent des expériences de santé de population, d’individus ? Bien sûr ici les historiens sont sans doute mieux armés que les anthropologues pour traiter de cette question (Packard 1989 ; Vaughan 1991 ; Jochelson 2001) même si les anthropologues ne sont pas totalement en reste (Dozon 1985 ; Carton 2003). Les populations elles-mêmes ne se font pas le réceptacle passif des technologies biomédicales, des pratiques, ou même des politiques de santé, politiques qui ont la particularité de reposer sur une forme d’amnésie alors que les populations, elles, se souviennent, (Fassin 2006). Les recommandations d’aujourd’hui peuvent faire échos à des politiques précédentes (comme c’est le cas pour l’aspersion intra-domiciliaire ou la mobilisation des communautés dans le cadre de la lutte contre le paludisme). Oublier cela c’est ne pas tenir compte, ni de l’histoire des politiques de santé, ni de la mémoire des populations, ni des contextes. Comment les patients résistent-ils, contournent, réinventent, s’adaptent ou s’ajustent de manière pragmatique aux pratiques et technologies médicales mises en place ? Quelles mobilisations de l’histoire par les populations pour saisir le présent mais également quelles continuités (ou ruptures) entre le colonial et le post-colonial ? Pour le continent africain on pourra tenter de répondre à la question de savoir quelle place (et quel statut) donner à la science de la vie en temps de nécropolitique (Mbembé).

Notre rencontre, de par son objet et ses questionnements, est par nature interdisciplinaire. Nous revendiquons donc une grande ouverture interdisciplinaire. Nous invitons ainsi les représentants de diverses disciplines à proposer une communication (histoire, sciences politiques, anthropologie, sociologie, science studies mais également recherche clinique, santé publique…). Même si les travaux des organisateurs du colloque se déroulent pour une grande part sur le continent africain, les communications ne reposant pas sur le terrain africain sont les bienvenues.

colloquehssa [at] gmail.com

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