Axe 3. Usages, appropriations et mobilisations des savoirs
Il s’agira ici de s’interroger sur les manières dont des individus et des collectifs s’emparent de savoirs (notamment des connaissances savantes et/ou d’expertise) et les mobilisent dans leurs discours et leurs pratiques. Là encore, l’un des enjeux du chantier sera de veiller à ne pas adopter une vision statique ni à réifier des catégories de sens commun. Il ne s’agit en aucun cas de considérer qu’il y aurait une coupure bien nette entre ce qui relèverait, d’un côté, de la « production de savoirs » et, de l’autre côté, de leurs « usages pratiques ». Au contraire, on fera ici l’hypothèse que l’appropriation de savoirs existants implique, à des degrés divers suivant les cas, une retraduction et une redéfinition de ces savoirs. Il s’agira alors de se demander en quoi « l’usage » de savoirs implique des processus de recombinaison et d’hybridation de savoirs (savoirs d’expérience, scientifiques, experts, militants…), voire la production de nouveaux savoirs. Plus largement, il s’agira de réfléchir aux conditions dans lesquelles des savoirs sont produits par et enrôlés dans des luttes politiques, en rejoignant ainsi les recherches sur les rapports entre science et politique menées au sein du pôle Politique : histoire, discours, problèmes.
La mobilisation de connaissances savantes dans des dispositifs et des politiques publiques constituera un terrain d’étude privilégié pour s’intéresser à cette question. Au sein de Triangle, des recherches sur ce thème ont été conduites depuis plusieurs années en parallèle dans les pôles Action publique et Economies politiques, qu’il apparaît de plus en plus pertinent de faire dialoguer. Pour illustrer ce thème, on peut mentionner des travaux en cours sur le développement et l’usage en France de modèles de microsimulation économique dans les politiques publiques, mobilisés dans des réformes de la fiscalité. À partir d’une analyse fine des hypothèses et des raisonnements sur lesquelles reposent des modèles issus de la recherche universitaire en économie, il s’agit de comprendre comment ils sont maniés, mis à l’épreuve et appropriés par des économistes de l’administration pour concevoir des réformes – donnant ainsi l’occasion de revenir sur l’hypothèse de la performativité des savoirs économiques sur l’économie. Mais la question de la mobilisation de savoirs scientifiques pourra également être abordée à partir du cas des politiques d’éducation, où l’expertise des chronobiologistes a par exemple été sollicitée dans la réforme des rythmes scolaires. Sur un registre un peu différent, on pourra aussi s’interroger sur les non-usages, les mises à distances, ou les processus d’invisibilisation de certains savoirs. Par exemple, alors que les politiques de santé invitent de plus en plus les médecins à se conformer à des recommandations basées sur la littérature scientifique (evidence based-medecine), les pratiques médicales restent marquées par des juxtapositions et des hybridations de savoirs.
Enfin, cette thématique sera aussi l’occasion de discuter de l’émergence de nouvelles formes de connaissances expertes et de leurs usages dans l’action publique. Plusieurs membres du chantier participent au projet « Outils numériques et actions publiques », une recherche interdisciplinaire associant économistes, gestionnaires, politiques et sociologues et soutenue par la Maison des sciences de l’Homme Lyon Saint Etienne. L’un des enjeux de ce projet est de s’interroger sur les conséquences des politiques d’open government, prônant la transparence de l’État. Dans ce cadre, la mise à disposition de données numériques ne se réduit pas à une transmission d’informations : en effet, elle permet à différents acteurs de constituer de nouvelles connaissances sur les activités de l’État et des institutions politiques. Sur la scène européenne, par exemple, la publication de grandes bases de données relatives aux activités de lobbying donne lieu depuis plusieurs années à une intense production de rapports et d’analyses par différentes parties prenantes (groupes d’intérêts économiques, militants, experts), ces connaissances étant ensuite enrôlées dans des luttes politiques. L’analyse de la « forme rapport », et du développement de tout un secteur de la consultance et de l’expertise dans le cadre des politiques d’éducation engage des réflexions similaires, permettant d’observer les catégories d’un savoir de gouvernement hybride en construction, circulant entre le niveau national et local. De même, ces travaux pourront être mis en perspective avec les recherches s’interrogeant sur les usages militants de savoirs scientifiques. A ce titre, les recherches en cours sur les Animal Studies, un champ de recherche étudiant la place occupée par les animaux dans les sociétés humaines et fortement investi par les militants de la cause animale, constitueront un terrain idéal pour discuter de l’hybridation des registres scientifiques et militants.