Projet scientifique
Présentation
Le laboratoire junior « La production discursive des catégories sociales » rassemble des doctorants en sociologie, en science politique, en études anglophones, en histoire de la pensée économique et en urbanisme autour à la fois d’un questionnement épistémologique des catégories sociales employées dans les sciences humaines et d’une étude de la production par les discours des catégories sociales et de ses effets politiques et symboliques.
Ce texte de cadrage replace en premier lieu le projet de laboratoire junior dans son contexte scientifique, aussi bien dans le champ des sciences humaines que dans le contexte universitaire lyonnais et international.
Contexte scientifique de notre projet
Ce laboratoire junior est une structure qui permet de faire converger les dynamiques de recherche des doctorants qui y participent. Tout d’abord, il entend poursuivre, selon une problématique différente, la réflexion sur la thématique de la mobilisation des savoirs dans l’action publique, qu’un précédent laboratoire junior (le MOSAP), auquel une partie des membres du projet a participé, avait exploré. Il s’appuie ensuite sur le travail préparatoire déjà réalisé dans le cadre d’activités scientifiques déjà menées par des doctorants membres du laboratoire junior. D’un côté, Gilles Christoph et Marc Lenormand, doctorants en études anglophones, contribuent à l’organisation d’un colloque international sur les discours anti-syndicaux, qui se tiendra à Lyon (ENS Lyon et Université Lyon 2) les 5 et 6 novembre 2010. Les deux points d’interrogation centraux de ce colloque sont la place de l’étude des discours dans les sciences humaines et l’analyse des effets politiques et symboliques des discours anti-syndicaux sur les logiques de politisation. D’un autre côté Thibaut Rioufreyt, Elise Roullaud et Romain Vila, doctorants en science politique, animent depuis février 2010 un séminaire régulier intitulé « Perspectives critiques autour de la notion de champ dans la sociologie bourdieusienne », qui se donne pour objet d’interroger la perception et l’usage des outils et des catégories élaborées par Pierre Bourdieu et mobilisés par de nombreux chercheurs pour rendre intelligible un monde social en tension, structuré autour des rapports de domination.
Ce laboratoire junior propose donc un projet interdisciplinaire fort, puisqu’il s’agit de réunir les réflexions sur les outils et catégories employés en sociologie, en science politique, en science économique en études anglophones et en urbanisme, disciplines rassemblées au sein du laboratoire Triangle UMR 5206 mais réparties sur trois écoles doctorales lyonnaises, l’ED 483 ScSo, l’ED 484 3LA et l’ED 486 SEG. Pour mener à bien notre travail collectif, nous pourrons nous appuyer tout d’abord sur le cadre scientifique du laboratoire Triangle, auquel la plupart d’entre nous est rattaché, et dont la thématique de recherche centrale – l’interface entre discours, action et pensée politique et économique – est congruente avec l’interrogation que nous entendons mener sur les catégories sociales. Plus spécifiquement, notre travail se rattache aussi à celui mené au sein des pôles « Politisation et participation », « Action publique » et « Histoire de la pensée économique » du laboratoire Triangle UMR 5206. Le retour réflexif sur les catégories sociales employées par le chercheur, leur mobilisation par les acteurs et les effets sociaux et politiques qu’elles produisent s’inscrivent par ailleurs dans un contexte de recherche dynamique à l’ENS de Lyon, comme tend à le montrer la demande de création de laboratoire junior également déposée autour de la thématique « Actualité des notions d’aliénation et d’émancipation ».
Au-delà de son ancrage dans le contexte scientifique lyonnais, ce projet de recherche s’adresse plus largement à la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales autour de la question de la production discursive des catégories sociales. Il s’inscrit de ce fait en effet dans le prolongement de travaux menés depuis une quarantaine d’années dans les sciences humaines en France et à l’étranger.
Problématique : la production discursive des catégories sociales
Si la problématique de la production discursive des catégories sociales a fait l’objet d’une production scientifique importante, l’originalité de notre démarche réside dans plusieurs points. Tout d’abord, ce projet de laboratoire junior repose à la fois sur la mutualisation des recherches en sociologie et en science politique sur les catégories sociales et sur les outils du chercheur en sciences humaines ainsi que sur les passerelles jetées par les études anglophones avec les recherches menées en Grande-Bretagne et aux États-Unis sur l’analyse des discours et des dispositifs idéologiques. Loin des déclarations de principes, il s’agit de mettre en pratique une véritable réflexion interdisciplinaire. Ensuite, l’objectif est de croiser une réflexion épistémologique et méthodologique sur les conceptions du discours que charrient les concepts et notions que l’on utilise en sciences humaines et sociales avec des études empiriques sur les usages discursifs des acteurs. Enfin, il s’agit de sortir l’étude des productions discursives de la seule analyse du discours (AD) afin que les chercheurs en sciences humaines et sociales s’en saisissent pleinement pour l’appliquer à des objets encore peu traités sous l’angle discursif.
Par catégorie sociale, nous entendons à la fois les catégories savantes par lesquelles les chercheurs désignent et appréhendent les groupes sociaux et les catégories indigènes utilisées par les acteurs eux-mêmes. Loin de constituer deux mondes aux frontières étanches, le champ scientifique et les champs constitutifs de l’espace social sont caractérisés par des relations d’échange et par la circulation de ces catégories. Les notions et concepts savants sont ainsi « réappropriés », « traduits », « déplacés » par les acteurs pour être employés à d’autres usages. Par exemple, le concept de « classe » dans la théorie marxienne subit un déplacement dans l’idéologie marxiste au point de devenir une réalité aux yeux des acteurs. À l’inverse, certains chercheurs reprennent consciemment ou non des catégories indigènes pour les déplacer dans le champ scientifique en fonction de problématiques spécifiques à ce champ et insérées dans un réseau de concepts et de références [1]
Plus loin, certains types d’acteurs (comme les intellectuels engagés) se font les spécialistes de ce type de déplacement en participant à la production et à la diffusion d’idéologies qui mobilisent des théories scientifiques pour développer leurs postulats et leurs thèses [2].
Il s’agit donc d’un questionnement à la fois épistémologique (sur la production discursive des catégories élaborées en sciences humaines et sociales) et empirique (sur la production discursive des catégories sociales par les acteurs). Ce questionnement constitue un défi d’autant plus fécond que penser ensemble ces deux types de catégories n’est pas sans poser toute une série de problèmes auxquels les chercheurs se trouvent confrontés. D’un côté, les catégories savantes relèvent du concept, c’est-à-dire qu’elles sont des outils construits théoriquement afin de rendre compte de certaines données du réel. De l’autre, les catégories sociales produites par les acteurs deviennent par le caractère performatif du discours une réalité au point qu’elles participent de la construction identitaire et de la vision du monde social des acteurs.
Le corpus de travaux ayant pour objet l’analyse des catégories sociales sous l’angle de leur production discursive relève principalement de trois domaines : l’histoire des représentations, la sociologie (dans des approches post-marxistes ou bourdieusiennes) et l’histoire sociale britannique post-structuraliste. Toutes trois mettent en cause la pertinence de l’alternative entre des théories qui considèrent les phénomènes sociaux comme des constructions purement discursives, des faits qui relèvent uniquement de la sphère du langage, et celles qui les voient comme entièrement déterminées par les conditions matérielles, dont elles ne seraient que le simple reflet. L’étude du rapport entre catégories sociales et discours dans les sciences humaines a en effet longtemps été redevable d’une opposition binaire entre structures socioéconomiques et structures culturelles, les rapports entre les deux étant pensés sur le mode du reflet ou de la détermination. Sur la base d’une telle opposition, s’était organisée une division implicite du travail chez les historiens : là où l’historien des économies et sociétés restituait ce qui était, l’historien des mentalités ou des idées avait pour objet non pas le réel mais la manière dont les individus le pensent et le transposent.
Les années 1960 voient l’émergence de l’histoire des représentations, sous l’influence de travaux de philosophie et de sociologie qui ont mis en évidence que les représentations sont constitutives de la réalité sociale elle-même [3]. Il est ainsi apparu que toutes les relations, y compris celles que l’on désigne comme des rapports économiques ou sociaux, s’organisent selon des logiques qui mettent en œuvre les modes de perception et d’appréciation propres à un groupe en particulier ou à une société dans son ensemble. Les historiens, plutôt que de continuer à opposer la réalité à sa représentation, en sont venus à reconnaître que ce qui est réel n’est pas seulement la réalité représentée mais la manière même dont elle l’est. « Le réel prend ainsi un sens nouveau [4] », concluait l’historien Roger Chartier en 1983.
La sociologie s’est pareillement donnée comme exigence méthodologique d’« inclure dans le réel la représentation du réel [5] », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu. Les sociologues ont souligné que les représentations ont la capacité de produire ce qu’apparemment elles se contentent de désigner. Une identité de groupe n’a rien d’objectif, en effet : c’est un découpage arbitraire de la réalité, l’introduction d’une discontinuité dans la continuité « naturelle » du tissu social. Il faut alors envisager les représentations comme des actes de division qui visent à imposer la légitimité d’une certaine vision de la structure sociale et, ce faisant, à faire advenir des comportements conformes à ces images mentales. À ce titre, les représentations sont le lieu d’une lutte symbolique pour le monopole du pouvoir légitime de dire la réalité sociale. Les luttes à propos de l’identité sociale ou ethnique, régionale ou nationale, résume Pierre Bourdieu, « sont un cas particulier des luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social et, par là, de faire et de défaire les groupes : elles ont en effet pour enjeu le pouvoir d’imposer une vision du monde social à travers des principes de di-vision qui, lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’identité et l’unité du groupe, qui fait la réalité de l’unité et de l’identité du groupe [6]. » De la même manière, Norbert Elias a ajouté de l’intelligibilité à la question du rapport entre catégories sociales et discours en refusant (avec Weber et Simmel) l’opposition binaire entre l’individu et la société (ou les groupes qui la composent) comme élément structurant du débat sociologique. Ce faisant, à une préoccupation normative de définition des contours d’une catégorie sociale succède une approche davantage centrée sur les interdépendances et les réseaux de relation que veut synthétiser la notion de « configuration ». Cela permet de considérer les catégories sociales comme le fruit de jeux de relation concurrentiels entre des individus multipositionnés qui s’inscrivent parallèlement dans le temps long d’une société et dans celui, plus court, de l’existence individuelle. Dans ces phénomènes, le discours est le liant des relations sociales autant qu’il est le moteur de leur évolution à plus long terme.
Si l’histoire des représentations et la sociologie bourdieusienne insistent sur la prise en compte du caractère constituant du langage dans l’analyse des phénomènes sociaux, et voient les discours comme outils de production du monde social, c’est le lien même entre monde social et discours qui s’est trouvé remis en cause par le tournant linguistique opéré dans les sciences humaines depuis les années 1970. Dans Languages of Class, Gareth Stedman Jones met en question la conception matérialiste du langage, employée notamment par les historiens du mouvement ouvrier, qu’il considère inadéquate [7]. Qu’ils tiennent le langage pour un simple reflet de la réalité ou qu’ils proposent des théories plus complexes de l’articulation des phénomènes sociaux et des discours en termes d’expérience ou d’idéologie, les historiens continuent selon Stedman Jones d’accorderun primat aux conditions matérielles de production de ce discours. S’appuyant sur l’exemple de l’histoire du mouvement chartiste, il conteste la progression opérée traditionnellement depuis les conditions d’existence des acteurs vers la conscience produite par ces conditions et finalement vers les revendications politiques qu’ils mettent en avant, pour remettre au cœur de son analyse le seul matériau solide dont dispose l’historien, les revendications politiques, auxquelles il choisit d’appliquer une conception non-référentielle du langage pour se débarrasser des présupposés matérialistes. Cette rupture méthodologique a été depuis poursuivie dans le champ de l’histoire sociale par un courant post-matérialiste conséquent en Grande-Bretagne et aux États-Unis [8], ainsi que par les théories du genre qui ont insisté sur la dimension relationnelle et différentielle du langage [9].
Héritiers d’une tradition d’analyse plus internaliste, centrée sur l’étude des grands textes et auteurs, les historiens de la pensée économique ont quant à eux procédé à rebours des deux courants présentés ci-dessus. Ce faisant, ils se sont donc aussi rapprochés d’eux en cherchant à saisir à la fois les influences des idées économiques sur la mise en place des politiques publiques et la manière dont les contraintes sociales et politiques en ont influencé la genèse. Les travaux qui sont menés à la suite d’Alfred W. Coats depuis le début des années 1970 [10], sur l’émergence et l’impact des idées classiques aux xviiie et xixe siècles, peuvent être vu comme représentatifs de cette attitude. S’ils ne sont en général pas concentrés sur la notion de « catégorie sociale » en elle-même, les études interprétatives et contextualisées du discours des économistes, dans lequel le concept de « classe » est par contre souvent bien présent, constituent une entrée intéressante pour comprendre la construction historique des représentations de classe, par l’examen de l’articulation dynamique entre faits et théorie économique.
L’objet de notre réflexion n’est donc pas de valider le tournant linguistique ou de prôner un retour à une conception matérialiste des catégories sociales, mais d’interroger les catégories sociales comme structures structurées et structurantes, c’est-à-dire comme catégories construites à travers le discours et qui, à leur tour, participent à la construction de discours. Aussi, notre propos n’est pas d’appréhender les catégories sociales comme des entités constituées et stables dont nous étudierions les représentations qu’elles produisent ou les représentations produites à leur égard, mais comme produit d’un contexte socio-historique qui a à son tour des effets sur celui-ci [11].