Argumentaire
Ce séminaire se propose d’explorer un espace de recherche transversal à ces deux grands domaines que sont l’analyse des recompositions des formes de stratification sociale au sein des villes internationales, et en particulier des périphéries urbaines, en lien avec les protestations collectives que ces bouleversements structurels et urbains suscitent, et cela aux diverses échelles locales, sociétales et globales. Dans quelle mesure assiste-t-on à l’émergence de nouvelles formes de stratification sociale dans les métropoles globalisées, tant aux Amériques et en Europe continentale qu’au Moyen Orient, en Asie orientale et du Sud Est ? Si on considère le double mouvement de paupérisation du prolétariat urbain et d’intensification des mouvements migratoires, peut-on parler d’une nouvelle classe pauvre globalisée ? Quelles autres formes sociales et urbaines de recomposition globalisée des classes, et donc des inégalités, sont à l’oeuvre tant dans les centres-ville que dans les périphéries, banlieues et autres quartiers résidentiels ? Dans quel sens la violence sociale, symbolique, politique de ces mutations favorise-t-elle l’émergence de formes d’action et de protestation collectives inédites ? Quelles formes prennent ces dernières, comment s’articulent-elles tout en se dissociant ? Telles sont les questions qui seront abordées en articulant état des lieux et enquêtes empiriques dans une perspective comparée internationale (Berry-Chikhaoui, Deboulet, Roulleau-Berger, 2007).
Ainsi dessiné, cet espace de recherche est à la fois vaste et singulier. Depuis une vingtaine d’année une vaste littérature internationale a abordé tout ou partie de ces questionnements. En même temps, il nous semble devoir être largement à construire. Deux chemins peuvent y contribuer. Une première approche que l’on peut dire « théorique », « par le haut », s’inspire de la sociologie et de l’anthropologie de la globalisation et des villes globales, mais aussi de la sociologie des migrations et de l’expérience des minorités migrantes basée sur le paradigme de la circulation. Ses vertus heuristiques sont de tenter de saisir dans leur articulation les processus et les logiques qui transforment les rapports entre villes et classes, la distribution spatiale des strates, couches ou catégories sociales, les mouvements et expériences migratoires, le rôle des Etats et des instances internationales pour introduire de la régulation ou s’en passer, les nouvelles formes de pouvoir émergeants et les mouvements sociaux et protestations collectives qui tentent d’y résister, les effets de la révolution Internet, etc. C’est à une échelle globale qu’il nous faut situer notre regard pour comprendre ce qui se passe ici et là, et forger de nouveaux concepts pour caractériser les agencements inédits qui se donnent à voir dans les métropoles. Mais en même temps cette perspective deviendrait vite abstraite si elle ne s’articulait pas à une approche qui s’efforce, face à la complexité, de saisir des morceaux de réel plutôt que de l’embrasser par une théorie générale. Cette seconde approche plus pragmatique, « par le bas », consiste en quelque sorte à reconstituer les morceaux du puzzle à partir d’enquêtes localisées, d’observations ethnographiques qui peuvent être des monographies ou des enquêtes multi-sites, rendant alors possible la comparaison.
Nous nous efforcerons de croiser ces deux chemins dans ce séminaire. Il comprendra trois temps : une première séance sera une introduction à trois voix sur les enjeux, l’intérêt et la perspective d’ouvrir un tel chantier ; une deuxième séance portera sur des recherches monographiques et comparées permettant d’ancrer notre propos et d’envisager les recompositions sociales associées aux tensions entre le local et le global dans un premier état des lieux des recherches sociologiques, notamment ; à la suite de quoi, une journée d’études sera organisée afin d’affiner les problématiques rencontrées et de confronter diverses approches, et ainsi d’explorer des pistes nouvelles et interdisciplinaires de recherche, suivie par une demi-journée jeunes chercheurs et doctorants.
Nous proposons d’organiser le programme scientifique de ce séminaire autour de quatre axes qu’il s’agira d’aborder de façon transversale afin de construire des ponts entre des domaines trop souvent séparés.
1. Stratification sociale et reconfigurations urbaines : un même processus, des effets multiples ? Au cours de ces dix dernières années, de nombreux travaux ont renouvelé l’analyse des rapports entre classes et espaces urbains dans le nouveau contexte des villes que l’on dit « globales », « post-industrielles », ou encore « diffuses », villes tout à la fois travaillées par des processus de réaménagement des centres villes et des espaces publics requalifiés, de recomposition des quartier d’habitat par de nouvelles élites et catégories supérieures et de marginalisation des quartiers pauvres centraux ou péri-urbains.
De nombreux travaux ont mis à jour les transformations en cours de la stratification sociale des mégapoles et métropoles : augmentation des ségrégations, polarisation sociale accrue, émergence d’une nouvelle underclass, gentrification urbaine et quartiers de refondation (Cousin, 2008), désarticulations et redéfinition des ensembles de valeurs (foncières et économique, juridiques, sociales, etc.). Faut-il pour autant céder à une vision privilégiant un modèle urbain indifférencié, de Los Angeles à Shanghai et de Sao Paulo à Londres ? Les nouvelles élites internationales et les nouveaux migrants, les logiques de l’entre soi, du ghetto, se manifestent-elles partout de la même manière depuis les Etats-Unis jusqu’au l’Europe de l’Ouest ? Ou bien, plutôt que de céder à la thèse du chaos urbain à la Mike Davis (2006) et à la vision dichotomique d’une réalité urbaine irrémédiablement polarisée, faut-il prendre en compte non plus seulement des aires culturelles ou géographiques, mais, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, la diversité des modèles nationaux, des modes de gouvernance urbaine, des politiques publiques, des expériences sociales, pour appréhender les stratifications sociales dans les périphéries (Perlman, 2010) ? Quelles sont donc les médiations entre le global, le national et le régional ? En quoi le « retour des villes européennes » (Le Galès, 2011) est indissociable d’une redéfinition du périmètre de l’Etat (Pinson, 2009), là où par ailleurs, l’Etat précisément manque à sa place ? Alors qu’une fraction croissante de la population vit dans des périphéries aux contours mal affirmés, récemment érigées et souvent en dehors de tout contrôle, que sait-on précisément de la stratification interne aux banlieues populaires, des relations de complémentarité, des modes de désignation mutuelle et d’acceptation de l’autre (Davis, de Duren, 2010) ? Les nouveaux venus, les derniers arrivés sur les différents segments du marché du logement, les déplacés, sont-ils nécessairement les plus « mal-lotis » ? La grande ville et ses périphéries sont-elles inéluctablement vouées à produire des étanchéités sociales et normatives, prévenant toute mobilité sociale et la consolidation de biens communs (Drieskens, Mermier, Wimmen, 2007). De ce point de vue les récentes révolutions et mouvements sociaux ont beaucoup à nous apprendre sur la façon dont on continue à faire société en dépit de la dilution métropolitaine et de la concurrence globale.
2. Périphéries et marges urbaines : extension illimitée, nouvelles frontières ? Si le terme de « périphéries urbaines » nous paraît préférable à celui de marges, dont on a analysé les techniques de fabrication des lieux, c’est qu’il est englobant : les unes ne saurait se réduire aux secondes, alors que l’on observe des configurations multiples et changeantes sous l’effet des tensions de l’économie néo-libérale et de la société de marché, de la réorganisation des économies criminelles et autres « filières perverses » (Castells, 1999), des nouvelles migrations et transmigrations : espaces péri-urbains sans qualité de la mégapole, lieux de forte ségrégation ou assignation, secteurs de relogement massif, nouveaux slums. On se gardera donc bien de reprendre à notre compte l’image homogène et rassurante des périphéries socialement dégradées et de ne s’intéresser aux seuls espaces à faible légitimité ou quartiers précaires, pour envisager d’autres « espèces d’espaces » en tant qu’analyseurs des contradictions de la ville internationale. Si les effets de la compétition inter-urbaine ont été étudiés depuis peu par de nombreux chercheurs (Lehrer, 2008 ; Dupont, 2010), on commence à peine à prendre conscience de ses effets sur les ré-étagements productifs et urbains dans des métropoles par ailleurs de plus en plus complexes à maîtriser. La sociologie urbaine offre ici des clés de lecture particulièrement utiles à l’analyse en tant qu’elle permet de prendre en considération les relations dialectiques entre globalisation, redéploiements urbains et positions sociales des individus dans les nouveaux territoires de l’urbain. Si l’urbanité a été bien étudiée notamment par la géographie urbaine dans les nouvelles périphéries (Dorier- Apprill et Gervais-Lambony, 2007), il nous paraît utile d’adopter un regard sociologique pour appréhender la vision respective de sa périphérie et de la « périphérie de l’autre » que développent les citadins et pour transcender les barrières linguistiques, géographiques et la fragmentation (Navez-Bouchanine, 2002).
3. Circulations migratoires et économies globales dans les villes internationales. Les villes internationales apparaissent comme des lieux privilégiés de la mondialisation économique qui signifie la mondialisation de la division du travail, la réorganisation spatiale de la production et la mondialisation financière, les restructurations industrielles planétaires, l’informalisation du travail. On assiste à une réorientation des mouvements migratoires et à une multiplication des destinations qui participent activement au déplacement et à la redéfinition des frontières de nouveaux territoires productifs (Miranda, 2007) . Des réseaux économiques transnationaux entre les villes viennent concurrencer, voire recouvrir plus ou moins les économies nationales. Comment les mobilités, circulations et migrations, dans leur complexité et leur diversité donnent-elles à voir des processus hiérarchisés de mondialisation « par le haut » et « par le bas » (Tarrius et Missaoui, 2000) qui interrogent les agencements et disjonctions entre des ordres économiques, culturels et sociaux dans les villes internationales ? Les expériences migratoires rendent compte d’un processus de construction d’une stratification sociale globalisée où apparaissent une nouvelle upper-class et une underclass internationale ainsi qu’un nouveau continuum de stratifications dans la ville, encore difficiles à nommer (Sassen, 2006 ; Li Peilin, 2011). Des hommes et des femmes deviennent les « oubliés de la globalisation », sans voix, sans place, sans reconnaissance « positive », contraints à être euxmêmes contre et envers des dominations réticulaires, des racismes sourds et puissants, des assignations à l’invisibilité. Les cosmopolitismes donnent à voir comment se complexifient et se multiplient des régimes d’urbanités qui produisent des formes de reconnaissance inégalement légitimées dans les villes internationales. C’est autour de la distribution de biens matériels et de biens moraux que se réorganisent des concurrences, des inégalités et des injustices mais aussi des luttes pour la reconnaissance sociale et publique et des mobilisations collectives plus ou moins visibles (Roulleau-Berger, 2010).
4. Mouvements sociaux, protestations collectives et pouvoir politique. La multiplication des foyers de tensions et de violences dans les métropoles urbaines, tout en s’inscrivant dans des contextes et en s’inspirant de répertoires d’action collective spécifiques, est devenue une caractéristique du monde globalisé depuis vingt ans. Qu’y a-t-il de commun entre les émeutes urbaines en Europe de l’Ouest, les émeutes pour la faim en Afrique ou dans les DOM-TOM, les mouvements d’occupation illégale des terres en Amérique Latine et les luttes des travailleurs migrants en Chine pour obtenir leurs salaires (Liu Neng, 2009), ou encore les « indignés » espagnols, grecs ou américains et les mouvements féministes, sans parler du Printemps Arabe et Israëlien (Ben Nefissa, 2011) ? Certes, tout n’est pas dans tout. Néanmoins, ce séminaire pourrait être l’occasion de porter un autre regard sur l’action de ces groupes sociaux –longtemps vus comme minoritaires et opprimés- capables de perturber les Etats et de renverser des régimes autoritaires et ayant sinon une dimension, du moins une résonance mondiale. Les mêmes causes produisent-ils les mêmes effets ? On ne peut pas ne pas observer que les mutations du régime capitaliste néo-libéral semble engendre partout une même radicalisation, que ce soit en réaction à un renforcement de la pauvreté urbaine, de la casse sociale et de l’institutionnalisation de la précarité, ou à travers un durcissement des revendications ethniques et communautaires.
Deux dimensions complémentaires seront abordées. Les nouvelles émergences de revendications organisées bouleversent les façons de considérer et de prendre au sérieux les luttes urbaines. Elles interrogent directement la demande de respect et de justice locale et globale et ses significations multivariées dans un monde marqué par le durcissement des modes d’accumulation et de régulation économique, sociale et migratoire. Cette exploration d’une histoire en train de s’écrire sera plus spécifiquement corrélée à la dimension urbaine et péri-urbaine des mouvements sociaux : de quelle façon en effet les protestations collectives mettent-elles en relation et rassemblent-elles des causes et des lieux marqués par la précarisation ou l’accentuation des inégalités socio-spatiales, la répression des formes non conventionnelles d’accès au sol ? Peut-on enfin penser simultanément les plates-formes des réseaux de citoyens et la montée en force des revendications ethniques et religieuses en tenant compte de la nouvelle place prise par les périphéries urbaines populaires et moyennes dans ces expressions ?
Ce séminaire s’inscrira d’une part dans les programmes de recherche de l’université Paris 8, du LABEX IMU (Institut des Mondes Urbains, Lyon), d’autre part en étroite collaboration avec le programme Ville de Science-Po, et enfin les activités des Réseaux thématiques 9 (Sociologie de l’urbain et des territoires), 2 (Migrations) et 4 (Classes sociales). Il se déroulera sur trois séances ayant pour objectif de proposer une réflexion d’ensemble sur ces processus de transformations de la stratification sociale des périphéries urbaines. Il débouchera sur une journée d’étude destinée à promouvoir des projets de recherche comparée.
Quelques références bibliographiques
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