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/ OuvragesKarl Polanyi et l’imaginaire économiquemardi, 8 septembre 2020 |
« Diplômé en droit, journaliste, c’est en historien et anthropologue que Karl Polanyi se fit connaître par le grand public à l’échelle internationale durant la dernière partie de sa vie. Dans son livre le plus célèbre et le plus étudié, La Grande Transformation, il analyse d’un point de vu anthropologique et historique le libéralisme et la construction d’une société conforme à cette idéologie qu’il nomme « société de marché » ou « système autorégulateur de marché ». Dans ce livre, il qualifie une telle société de « sombre utopie ». Utopique, car dans l’histoire de l’humanité, quel que soit le continent et la civilisation, une telle société n’a jamais été faite et a même été inconcevable. Sombre, car elle aboutit sur un cataclysme, un totalitarisme d’extrême droite : « pour comprendre le fascisme allemand, nous allons revenir à l’Angleterre de Ricardo », écrit-il. A la suite de ce travail, il dirige principalement des travaux en anthropologie et histoire sur les civilisations anciennes, grecques, mésopotamiennes et africaines, sans pour autant rester muet sur les questions d’ordres sociales et politiques.
Bien que pensé et rédigé dans l’optique de la décroissance, cet ouvrage propose, dans un premier temps, une présentation biographique et de ses principales et idées. Il y est question de l’approche substantiviste de l’économie, par opposition à l’ « économisme » qui fonde les réflexions sociales, politiques et culturelles de la plupart des politiques, militants et même intellectuels, de droite comme de gauche. Y sont expliquées les insuffisances des analyses limitées par cette petite lorgnette, qui mènent tout droit dans l’impasse où s’est retrouvée le libéralisme du XIXe siècle et où se trouve notre monde globalisé d’aujourd’hui. Par la suite, dans la partie traitant de son étude de l’histoire du libéralisme du XIXe siècle, est mise en lumière la critique d’une vision de l’histoire, issue d’une croyance en un déterminisme économique qu’ont en commun aussi bien les libéraux que les marxistes. Une critique d’autant plus forte que Polanyi, lecteur de Marx, était un socialiste original, et que de ce socialisme, il tirait une ardente volonté de défense ou de préservation des libertés de chaque citoyen. Une liberté qui n’est pas chez lui synonyme de « liberté du commerce » voire de laisser faire …
Une autre idée forte du penseur hongrois est mise en lumière : la construction d’une société de marché et la misère qui a ainsi accablé le prolétariat anglais est essentiellement un problème socio-culturel. Selon Polanyi, c’est d’abord la dislocation sociale et le vide culturel accompagnant ce mouvement qui produit ensuite la misère matérielle (et non l’inverse). La culture est vue ici comme une sociabilité structurée, institutionnalisée et ritualisée, qui produit mythes, récits, chants et œuvres, mais aussi un rapport à l’existence et à l’environnement : une esthétique. Et c’est cette dislocation provoquée par la modernisation du XIXe siècle qui est pointée comme étant l’origine de la « fabrique du diable ». Pilier de cette dislocation sociale, la création des « marchandises fictives » - comme les hommes (la force de travail), la terre (la nature) et l’argent (la souveraineté politique), toute chose soumise aux mécanismes de marché alors qu’elles n’ont pas été fabriquées dans ce but.
Non content de présenter Karl Polanyi et ses analyses, les auteurs tentent de le rendre vivant en exposant l’essence de ses idées et en prolongeant ainsi ses réflexions du milieu du XXe siècle à notre début de XXIe siècle. Elles sont ainsi mises en relation avec notre crise écologique qui, de conférences internationales sur le climat en conférences internationales sur le climat, semble insoluble, mais aussi notre situation sociale et culturelle, ainsi que politiques de plus en plus inquiétantes (vivons nous une époque pré-totalitaire ou pré-brave new world ?). En ces temps de crise globale, écologique, politique et économique, Karl Polanyi devrait être un personnage majeur de ce siècle. Sa critique de l’économicisme pointe notre personnel politique, prisonnier de la cage d’acier du PIB et incapable de prendre des décisions hors de l’emprise des impératifs de croissance. Les politiques demeurent dans l’incompréhension de l’ampleur de la crise écologique et des phénomènes sociaux ; ils limitent leur conception de la liberté à l’extension infinie de « libertés individuelles » devenues biens de consommations, provoquant une aggravation des dislocations sociales par la production de nouveaux antagonismes. On ne pose ainsi pas la question de la croissance exponentielle des nouvelles technologies abêtissantes voir dangereuses (dont la Silicon Valley aux États-Unis, le Japon, la Corée du sud et la RP de Chine sont les fers de lance). Or, grâce à Polanyi, l’on pourrait permettre aux générations de ce siècle d’appréhender les problèmes que la génération Reagan-Thatcher leur lègue, au-delà des écrans de fumées des Trudeau, Macron ou Tsai Ying Wen.
Une seconde partie du livre offre aux lecteurs une série de morceaux choisis par les auteurs, présentés en rapport avec les problématiques de la décroissance. Il y est question de la technique et son impact historique, l’économicisme et le déterminisme économique et la vie bonne selon Aristote.
Pour les trois auteurs, Karl Polanyi n’est pas juste un penseur majeur parmi d’autres ou un sujet d’étude, mais un compagnon de route. Nadjib Abdelkader est un ardent lecteur de ses œuvres depuis une dizaine d’année ; Jérôme Maucourant étudie sa pensée depuis 30 ans, et Sébastien Plociniczak fouillait son œuvre à en trouver moult idées d’une surprenante actualité. Ce dernier nous a hélas quittés le 24 juillet 2020 : cet ouvrage porte son empreinte. »
N. Abdelkader & J. Maucourant