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Colloque international : "Discours et dispositifs anti-syndicaux : Etats-Unis, Grande-Bretagne, France"

5 novembre 2010, - 6 novembre 2010 à Lyon (ENS et Université Lumière Lyon 2)
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Comité d’organisation

  • Keith Dixon, Professeur, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206
  • Sophie Béroud, Maître de Conférences, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206
  • Gilles Christoph, Doctorant, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206, ED 3LA
  • Marc Lenormand, Doctorant, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206, ED 3LA
  • Thibaut Rioufreyt, Doctorant, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206, ED 483

Intervenants

  • Thomas Berthier, Doctorant, Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire CURAPP UMR 6054
  • Daniel Peltzman, Maître de conférences, Université de
    Franche-Comté, EA 3224.
  • John Foster, Professeur, University of the West of Scotland, Grande-Bretagne
  • Baptiste Giraud, Post-doctorant, INRA-CESAER, Dijon
  • Thierry Guilbert, Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire CURAPP UMR 6054
  • Colin Hay, Professeur, University of Sheffield, Grande-Bretagne
  • Chris Howell, Professeur, Oberlin College, États-Unis
  • Romain Huret, Maître de conférences, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Triangle UMR 5206
  • Emilien Julliard, Doctorant, EHESS, Centre Maurice Halbwachs UMR 8097
  • Frédéric Lebaron, Professeur, Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire CURAPP UMR 6054
  • Sabine Remanofsky, Doctorante, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire LIRE, ED 3LA
  • Sabine Rozier, Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne, Laboratoire CURAPPP UMR 6064

Sites

  • Vendredi 5 novembre 2010 : Salle F08, ENS de Lyon, 15 parvis René Descartes, Lyon
  • Samedi 6 novembre 2010 : Salle Benveniste, Université Lumière Lyon 2, 74 rue Pasteur, Lyon

    Entrée libre

Programme

Vendredi 5 novembre 2010 – ENS de Lyon (site Descartes), salle F08

9h15-9h45 : accueil des participants

9h45 : ouverture du colloque

10h15-12h15

Table-ronde n°1 : États-Unis
Présidence : Romain Huret

  • Sabine Remanofsky (Lyon 2, LIRE, 3LA) : « Falling from Eden : James Waddell Alexander and Trade Unions »
  • Daniel Peltzman (Franche-Compté, EA 3224) : « L’anti-syndicalisme hollywoodien dans les années quarante et cinquante »
  • Émilien Julliard (EHESS, Centre Maurice Halbwachs)

12h15-14h : Pause déjeuner

14h-17h45

Table-ronde n°2 : Grande-Bretagne
Présidence : Keith Dixon

  • Chris Howell (Oberlin College) : « Regulation, Representation and Crisis : Changing Conceptions of Trade Unionism in Britain and France »
  • Colin Hay (Sheffield) : « Crisis and the attribution of responsibility for Britain’s Winter of Discontent »
  • John Foster (West of Scotland) : « Resisting the languages of control : a comparison of working class mobilisation on Clydeside in 1919 and 1971 »
  • Gilles Christoph (Lyon 2, Triangle) et Marc Lenormand (Lyon 2, Triangle) : « La construction d’un consensus anti-syndical : genèse, circulation et intériorisation des discours »
  • Keith Dixon (Lyon 2, Triangle) : « Denis MacShane : acteur du dispositif (anti-syndical) néo-travailliste en France »

Samedi 6 novembre 2010 – Université Lyon 2 (7 rue Raulin), Amphithéâtre Benveniste

9h30-12h30

Table-ronde n°3 : France
Présidence : Frédéric Lebaron

  • Thomas Berthier (Université de Picardie, CURAPP) : « “Ils vivent de la misère des autres” : le discours antisyndical dans l’émission Les Grandes Gueules sur RMC »
  • Sophie Béroud (Lyon 2, Triangle) : « Le spectre de la radicalité. Des discours aux stratégies juridiques contre les syndicats SUD »
  • Sabine Rozier (Université de Picardie, CURAPP) : « Dispositifs patronaux et stratégie de désarmement de la critique sociale. Les effets de la participation d’enseignants de la filière générale des lycées français à des stages en entreprise »
  • Baptiste Giraud (INRA-CESAER) : « Eloge du dialogue social et techniques managériales de domestication des conflits du travail »

12h30-14h : Pause déjeuner

14h-16h30 :

Table-ronde n°4 : Discours, dispositifs, idéologies
Présidence : Sophie Béroud

  • Thierry Guilbert : « Difficultés de l’approche transdisciplinaire de l’analyse du discours »
  • Frédéric Lebaron : « A propos des discours des organisations internationales relatifs aux syndicats : quelques réflexions »
  • Thibaut Rioufreyt : « Société civile contre syndicats. Éléments pour une analyse de la formation idéologique social-libérale »

16h30-17h : Discussion de clôture

Projet scientifique

Ce colloque se donne pour objet l’analyse des discours et dispositifs anti-syndicaux, des contextes dans lesquels ils se forment et des effets qu’ils produisent. Il s’agit de comprendre les stratégies anti-syndicales développées par les gouvernements, les patronats et les classes dirigeantes en tant que qu’elles opèrent à travers des discours et des dispositifs. Ce questionnement sur la place à faire aux discours et aux dispositifs dans l’analyse des relations sociales et de leurs transformations, fait converger les travaux déjà menés par des sociologues, politistes et anglicistes dont les domaines de recherche recouvrent la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Ce colloque rassemble des universitaires, basés aussi bien en France qu’à l’étranger, qui travaillent sur le monde du travail, les relations professionnelles, le mouvement ouvrier et les idéologies politiques. Il fait notamment appel aux programmes de recherche engagés par le laboratoire Triangle UMR 5206 et le laboratoire CURAPP UMR 6054.

  • Pourquoi étudier les discours et dispositifs anti-syndicaux ?

Ce colloque sur les discours et dispositifs anti-syndicaux poursuit tout d’abord la réflexion engagée, tant au sein des organisations syndicales que dans les études universitaires sur le monde du travail et le mouvement ouvrier, sur les raisons du déclin des organisations de travailleurs depuis le milieu des années 1970. Si l’hypothèse du déclin doit être nuancée, et complétée par l’examen des transformations des stratégies syndicales, une étude des syndicats ne peut faire l’économie de l’analyse de leur reflux économique, politique et symbolique. C’est dans ce contexte que nous inscrivons l’examen du rôle joué par les discours et dispositifs anti-syndicaux. Celui-ci a souvent été considéré comme allant de soi : les organisations patronales, la presse conservatrice ou les partis de droite produiraient un discours et mettraient en place des dispositifs hostiles à l’organisation collective des travailleurs, en conséquence de quoi les syndicats se retrouveraient affaiblis économiquement, marginalisés politiquement et disqualifiés symboliquement. Nous pensons qu’une telle représentation de l’efficacité des dispositifs, et plus encore des discours, non dénuée d’intérêt en première approximation, tend à les abstraire de leur contexte socio-historique, qui seul rend intelligible leur efficacité.

On peut partir de l’exemple de la catégorie « discours anti-syndicaux ». Des discours ne prennent un sens « anti-syndical » qu’en contexte. Affirmer que « les syndicats britanniques sont des organisations machistes » n’a pas le même sens selon que le locuteur est un député conservateur défendant un projet de loi visant à restreindre l’organisation des travailleurs, ou une militante qui souhaite réformer le syndicat auquel elle a adhéré, mais dont elle déplore les dysfonctionnements. Sur la base d’une analyse contextuelle du discours, il semble donc à première vue facile de distinguer un discours pro-syndical d’un discours anti-syndical.

Cependant, un discours doit être aussi examiné à l’aune de ses effets. Le discours promouvant la « modernisation » des syndicats, même porté de l’intérieur par des forces progressistes, peut ainsi contribuer à affaiblir l’organisation qu’il souhaite transformer afin de la consolider. En effet, le discours modernisateur court toujours le risque d’être instrumentalisé par ceux qui souhaitent la disparition de l’institution concernée, et se prévalent opportunément des critiques formulées de l’intérieur de l’institution pour légitimer leurs propres priorités. Ce dilemme du réformateur permet d’éclairer la complexité du discours anti-syndical et la difficulté d’établir des critères pour le définir.

Dès lors, dans la mesure où le chercheur en sciences sociales est souvent en peine pour sonder les objectifs des acteurs, et observe principalement les effets de leurs actions, faut-il considérer tout discours critique à l’égard du fonctionnement des syndicats comme un discours anti-syndical ? Le travail d’identification des discours anti-syndicaux ayant une portée non seulement descriptive mais également normative dans un champ d’étude marqué par la loyauté des acteurs syndicaux à l’égard du mouvement ouvrier, ne risque-t-on pas dès lors d’enferrer l’analyse dans les engagements militants ?

Il apparaît enfin nécessaire de préciser le domaine d’application de la catégorie « discours anti-syndical ». Si les discours anti-syndicaux peuvent apparaître comme des outils de transformation des rapports de force dans le monde du travail, faut-il alors considérer que tout discours dont l’effet est de modifier les relations professionnelles au profit des classes dirigeantes est un discours anti-syndical, même s’il ne porte pas directement sur l’organisation collective des travailleurs ? Les discours sur la tempérance, la respectabilité, la morale personnelle, l’organisation de la société, l’existence d’un au-delà, etc., qui font obstacle à l’organisation collective des travailleurs, sont-ils des discours anti-syndicaux ? Si c’est le cas, ne risque-t-on pas alors de tout subsumer sous la catégorie « discours anti-syndical », et de la rendre par là même inopérante ? Il faudra donc produire des distinctions conceptuelles qui permettent d’évaluer la pertinence de la catégorie « discours anti-syndical » par rapport à « idéologie dominante », « morale bourgeoise », « libéralisme » ou « anti-communisme ».

Cette description des contours la catégorie de « discours anti-syndical » nous met tout d’abord en garde contre un effet de théorie qui nous inclinerait à identifier des discours intrinsèquement anti-syndicaux. On ne peut qualifier un discours ou un dispositif d’« anti-syndical » qu’à partir d’une double articulation : avec les effets qu’il produit en termes de ralentissement de la syndicalisation ou de réduction de la conflictualité sociale et avec le contexte socio-historique spécifique dans lequel ce discours ou dispositif prend sens et produit ses effets. Ce colloque vise donc aussi à élaborer des définitions claires de ce que sont des discours et des dispositifs anti-syndicaux.

  • Discours, dispositifs, idéologies : des méthodes critiques d’analyse

Avant d’ouvrir des lignes de questionnements plus précises concernant d’un côté les effets produits par les discours et dispositifs, et d’un autre côté leurs contextes de formation et leur fonctionnement pratique, il semble utile de faire le point sur la variété de travaux et d’outils dont nous disposons déjà.

Analyser les discours : des media studies à la critique de l’idéologie

Les media studies constituent une première boite à outils. Leur développement en Grande-Bretagne et aux États-Unis a commencé dans les années 1960 et l’analyse de la représentation des grèves et des organisations de travailleurs a constitué, en Grande-Bretagne, un de leurs premiers objets d’étude (Cohen et Young, 1973 ; Glasgow University Media Group, 1976). Les spécialistes des media studies font la critique de l’objectivité des médias et s’emploient à mettre en évidence les nombreux biais qui, notamment dans les reportages télévisés, contribuent à donner une image faussée des conflits sociaux. Cette analyse des mécanismes qui orientent la réception des productions médiatiques demeure l’une des idées les plus fécondes des media studies. Cependant, si les travaux des années 1970 qui s’inscrivent dans la tradition des media studies constituent une source précieuse d’informations sur la représentation des grèves et des syndicats durant les années 1970, il manque probablement aux media studies britanniques et américaines la catégorie de l’idéologie, qui permet d’articuler productions médiatiques et culturelles et luttes politiques.

Concept clé de l’analyse marxienne de la société capitaliste, l’adoption de la notion d’idéologie dans les sciences sociales, et notamment dans les aires britannique et américaine, est passée par plusieurs lectures de l’œuvre de Marx : lecture gramscienne en termes d’hégémonie, lecture lukacsienne et francfortienne en termes d’aliénation, enfin lecture althussérienne en termes d’appareil idéologique (Gramsci, 1971 ; Lukacs, 1960 ; Althusser, 1970). Les deux premières ont été acclimatées dans le monde universitaire britannique et états-unien dès les années 1960 par la nouvelle gauche et le courant de la théorie critique. Ainsi, c’est muni des outils d’analyse de l’idéologie fournis par la tradition marxiste que le groupe rassemblé autour de Stuart Hall au Centre for Contemporary Cultural Studies de l’université de Birmingham a, à partir des années 1960, repris et transformé le programme de critique des médias entrepris par les media studies. Prenant notamment pour objet la représentation des minorités et des marges, Hall et ses collègues examinent le fonctionnement des paniques morales autour de la criminalité et de l’immigration dans la Grande-Bretagne des années 1970 (Hall et al., 1978 ; Hall et al., 1980). Ce faisant, ils développent des outils d’analyse de la formation et de la circulation des vocabulaires ainsi que des outils de description des mécanismes de traduction de l’idéologie des puissants dans l’idiome populaire. La lecture althussérienne a, quant à elle, connu une adaptation plus récente dans le champ intellectuel anglo-américain. Colin Hay s’en inspire dans l’étude qu’il propose de la représentation par les médias britanniques de l’« hiver du mécontentement » de 1978-1979 (Hay, 1996). Alliant les analyses d’Althusser sur les appareils idéologiques et les perspectives gramsciennes sur l’hégémonie, il met en évidence la faculté qu’a le discours – en l’occurrence, le discours de crise – à mobiliser l’opinion publique et ce faisant à produire une situation d’hégémonie. Plus largement, en présentant la crise de l’hiver 1978-1979 non comme une accumulation de contradictions matérielles mais comme une narration performative, Hay pose la question de la construction discursive de la réalité sociale.

C’est également la voie qu’empruntent les reformulations critiques de la notion d’idéologie au sein de la tradition marxiste. Dans un numéro d’Actuel Marx consacré à la critique de l’idéologie, Emmanuel Renault propose une étude de « L’idéologie comme légitimation et comme description ». Par rapport à une vision traditionnelle de l’idéologie qui la conçoit comme discours de légitimation de la domination, Renault propose de déplacer le cœur de la critique de l’idéologie vers les descriptions qui confirment et valident les discours de légitimation. Il met l’accent à la fois sur les effets d’invisibilisation des phénomènes sociaux et sur les processus de subjectivation produits par les descriptions et redescriptions. Cette redéfinition apparaît particulièrement heuristique dans l’analyse des récits produits par les médias, caractérisés comme « sélections réflexives d’un certain nombre d’éléments du contexte social et comme mobilisation d’un ensemble de croyance constitutives de sens communs moraux » (Renault, 2008).

La synthèse opérée par Hay et la reconceptualisation proposée par Renault permettent de penser la constitution d’un sens commun anti-syndical. Elles rejoignent en ce sens les travaux de Pierre Bourdieu sur le pouvoir symbolique, c’est-à-dire le pouvoir de construire la réalité sociale par le biais du langage. Bourdieu part d’une critique à la fois des analyses sommaires de l’idéologie avancées par un certain marxisme orthodoxe, qui auraient tendance à négliger les mécanismes complexes qui unissent la réalité sociale à ses représentations, et les biais de l’analyse du discours. L’approche bourdieusienne ne tient pas les effets du discours pour acquis, mais s’attache au contraire à spécifier les conditions nécessaires à l’efficacité sociale du pouvoir symbolique (Boudieu, 1982 ; Bourdieu, 2003). Dans un article de 1981 désormais fameux, intitulé « Décrire et prescrire », Bourdieu commence par redéfinir l’action du monde social non pas comme une détermination mécanique, mais comme un effet de connaissance. L’ordre social repose avant tout sur la création et la préservation de divisions et de classements, qu’il présente sous la forme de l’évidence. À partir de là, Bourdieu en conclut que les groupes dominants ont partie liée avec le consensus et sa naturalisation, qui empêchent la redescription du groupe pratique des dominés sous la forme d’un groupe institué (Bourdieu, 1981). Si Bourdieu évite la notion d’idéologie au profit des notions de description, d’effet de connaissance ou d’effet de théorie, c’est bien de cela qu’il s’agit. Thierry Guilbert a ainsi pu repartir des perspectives esquissées par Bourdieu sur le rôle de l’évidence pour penser l’idéologie sous cette forme (Guilbert, 2007).

Dispositifs, dispositions

La notion de dispositif que nous proposons ici est une manière supplémentaire de penser l’efficacité des discours. Elle permet en effet de penser l’articulation des discours aux autres éléments mobilisés dans des stratégies anti-syndicales. La définition classique du « dispositif », tel qu’il a depuis connu une fortune théorique dans les sciences humaines en France, a été donnée par Michel Foucault dans un entretien de 1977. Il s’agit d’un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non dit » (Foucault, 2001). Ce qui intéresse Foucault, c’est la façon dont ces différents éléments s’articulent et servent une fonction stratégique. Foucault poursuit sa définition en précisant « qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de forces, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de forces, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser ». Un dispositif est donc un ensemble d’interactions qui constituent des pratiques, créent des dispositions, produisent des effets. Si Foucault a développé la notion de dispositif à partir de son étude de la gestion de la criminalité, nous faisons l’hypothèse qu’elle présente un intérêt pour la compréhension de la gestion de la conflictualité sociale par les classes dominantes. Elle nous permet de penser ensemble production de discours, passage de lois, décisions de justice, mesures répressives, réglementation du travail, constitution de dispositions chez les travailleurs et développement de modes de subjectivation qui tous font obstacle au déploiement pratique de l’activité syndicale, entravent le développement d’une conscience syndicale et favorisent l’acceptation de l’ordre social.

On peut illustrer cette définition générale par l’exemple du dispositif anti-syndical mis en place en Grande-Bretagne par les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et John Major. Celui-ci est parfois réduit aux seules lois anti-syndicales proposées par le gouvernement et votées par le parlement britannique entre 1980 et 1992, lesquelles peinent cependant à expliquer le déclin économique, politique et symbolique du mouvement syndical britannique au cours des trente dernières années. Pour le comprendre, il est utile d’y associer entre autres, au sein d’un dispositif anti-syndical, à la fois des politiques économiques qui accélèrent la restructuration de l’industrie et la reprise en main managériale, une fiscalité qui redistribue la richesse vers les couches supérieures, des privatisations qui affaiblissent l’organisation syndicale, une marginalisation de la confédération des syndicats, autrefois interlocuteur privilégié des gouvernements sur les questions sociales et économiques, une offensive médiatique contre le principe même d’une organisation collective des travailleurs, une dérégulation du secteur bancaire et une politique du logement qui favorisent l’endettement des travailleurs, un ensemble de décisions de justice qui neutralisent les centrales syndicales, enfin une répression policière à l’encontre de toute action collective susceptible de remettre en cause les éléments précédemment mentionnés. Cette liste n’est pas exhaustive, mais dessine les contours socio-historiquement spécifiques d’un dispositif anti-syndical.

Le faisceau de notions ainsi mises en place – idéologie, sens commun, description, pratiques, dispositif – permet d’établir les bases théoriques d’une étude des contextes dans lesquels les discours et dispositifs opèrent, et des effets situés qu’ils produisent.

  • Contextes historiques de formation des discours et dispositifs anti-syndicaux

Les contextes de production des discours et de mise en place des dispositifs anti-syndicaux peuvent être analysés à deux niveaux. Une analyse synchronique peut permettre non seulement d’établir des distinctions entre les contextes britannique, états-unien et français de formation de ces discours et dispositifs, mais également d’articuler les logiques nationales avec les contextes locaux susceptibles de les infléchir et les dynamiques globales qui les informent. Ensuite, une analyse diachronique peut se donner comme objectif de retracer l’évolution des discours et le déploiement et redéploiement des dispositifs. On peut interroger les ruptures traditionnellement identifiées dans l’attitude des gouvernements à l’égard des organisations syndicales au tournant du XXe siècle, dans les années 1920-1930, après 1945, ou encore dans les années 1970. Surtout, il est nécessaire de penser discours et dispositifs comme structurés par les transformations du monde du travail et structurants pour celles-ci (Howell, 2005 ; Skidelsky, 1997). Quels contextes rendent possible l’émergence d’un discours critique à l’égard de l’organisation collective des travailleurs et de dispositifs qui rendent possible sa neutralisation ?

Il faut également examiner la construction et la diffusion de ces discours et dispositifs. Qui sont les producteurs et quels sont les vecteurs – universités, think tanks, médias, partis politiques, organisations patronales, Églises – des discours (Cockett, 1994 ; Dixon, 1998 ; Lebaron, 2000 ; McAdam et al., 2001 ; Tarrow, 1994) ? Comment les vocabulaires et les argumentaires qui les structurent sont-ils construits ? Quelles transformations subissent-ils en se diffusant dans des contextes différents et quels usages en font les acteurs ? Étudier la circulation des discours anti-syndicaux suppose ainsi la prise en compte des contextes d’énonciation : doit-on distinguer les discours à l’intention des élites de ceux à l’intention des classes populaires ? S’agit-il de discours hétérogènes obéissant à des stratégies lexicales et politiques différentes ou de simples variations socio-culturelles sur un même répertoire de vocabulaires et d’argumentaires ? Se pose aussi la question de la traduction de ces discours : géographiquement, d’un pays à l’autre, historiquement, d’un contexte socio-politique à l’autre, socialement, d’un idiome universitaire à un idiome journalistique, d’un idiome politique à un idiome populaire, et inversement. Pareillement, il nous faudra nous demander en ce qui concerne les dispositifs : Qui en sont les concepteurs ? Peut-on parler de dispositifs d’expérimentation ? Comment leur efficacité est-elle évaluée par leurs promoteurs comme par leurs opposants ? Comment ces dispositifs évoluent-ils et sont-ils améliorés ?

  • Évaluer les effets produits par les discours et dispositifs anti-syndicaux

L’étude des discours et dispositifs anti-syndicaux fait porter le cœur de l’analyse des phénomènes sociaux non seulement sur les structures traditionnellement étudiées, mais également et surtout sur les effets. Cette question de l’effectivité et de l’efficacité des discours et des dispositifs anti-syndicaux occupe une place secondaire dans la littérature sur la sociologie du travail et l’histoire du mouvement syndical, qui s’est principalement intéressée aux promoteurs et vecteurs de ce discours. Ainsi, à côté des nombreuses études des années 1970 sur le discours anti-syndical porté par les médias britanniques, on compte un seul article notable qui interroge la réception de ce discours. Dans « News and public perceptions of industrial relations », Paul Hartmann présente les résultats d’une enquête quantitative portant sur la réception du traitement par les médias du monde du travail. A partir d’un questionnaire adressé à un échantillon d’habitants de la ville de Coventry, Hartmann commence par établir les usages socialement différenciés des médias faits par les individus de son échantillon. Il s’intéresse ensuite aux différences qui se font jour dans l’appréciation des situations de conflit social, la compréhension du point de vue des différents acteurs et l’expérience pratique des conflits sociaux. Lorsqu’il essaie finalement de corréler ces deux séries d’informations pour évaluer l’impact du traitement médiatique des conflits sociaux sur les différentes catégories sociales, Hartmann constate prudemment que les opinions formulées par les ouvriers semblent s’appuyer sur des sources d’informations plus diversifiées – et notamment sur une connaissance pratique des conflits sociaux – que les personnes des classes supérieures (Hartmann, 1979).

La question de l’efficacité se pose également dans l’analyse des dispositifs. C’est le cas par exemple de l’ensemble des lois élaborées et mises en œuvre entre 1980 et 1992 par les gouvernements conservateurs. L’évaluation de leur impact sur le monde du travail fait l’objet d’un débat animé dans le champ de l’histoire économique et des relations professionnelles depuis le début de leur mise en place dans les années 1980, et constitue aujourd’hui un corpus particulièrement volumineux. Si ces réflexions peuvent être ainsi ramassées en un même débat où il serait hasardeux de décerner des lauriers, c’est parce que les travaux qui font avancer la discussion sur les effets de ces lois sont plutôt ceux qui, comme nous y invitions plus tôt, s’attachent à les penser, d’une part, au sein d’un dispositif plus large incluant notamment les décisions de justice, la répression policière et la restructuration de l’industrie et des services, d’autre part, au sein d’une théorie plus large de l’État ou du capitalisme (Howell, 2005).

Ce bref survol de la littérature fait donc ressortir des carences en termes aussi bien d’une théorie de la réception des discours que d’une réflexion sur ce qui constitue un discours ou un dispositif anti-syndical, ainsi que sur leur fonctionnement et leurs effets pratiques.

  • Un programme de recherche comparatif et international

Ce colloque ambitionne de faire avancer notre compréhension de ces différents aspects. Sa dimension comparative et internationale est déterminante dans cette perspective. Il s’agira en effet tout d’abord de comprendre les contextes socio-historiques spécifiques de formation des discours et dispositifs anti-syndicaux, et les effets différenciés produits par ces discours et dispositifs sur les caractéristiques particulières de l’organisation politique et du monde du travail aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne. En associant les travaux sur le mouvement ouvrier à ceux sur les groupes conservateurs ou sur les relations professionnelles, nous souhaitons rendre compte de manière plus complète et complexe du déploiement et de l’efficacité des discours et dispositifs dans des contextes de réception singuliers.

Mais précisément parce que nous serons en mesure d’identifier l’importance déterminante des cultures politiques et des contextes sociaux, nous espérons pouvoir également identifier les traits communs d’un programme anti-syndical et de stratégies anti-syndicales dont les manifestations et les inscriptions sont cependant spécifiques. Peut-on identifier, à travers les différentes aires et leurs spécificités, une régularité dans les groupes et réseaux d’acteurs qui développent et promeuvent les discours et dispositifs anti-syndicaux, dans les processus de construction et de diffusion des discours, dans les programmes d’expérimentation et d’application des dispositifs, dans la réception socialement structurée des discours et dans les dispositions et pratiques produites par les dispositifs ? Dans tous ces cas, il est également important de faire apparaître tant les dynamiques semblables que les différences signifiantes.

Finalement, la description précise des stratégies anti-syndicales de maintien ou de restauration d’un ordre social favorable aux groupes dominants devrait permettre d’esquisser les contours d’un programme collectif de recherche sur l’anti-syndicalisme, unissant politistes, sociologues et anglicistes spécialistes de l’Amérique du nord comme de l’Europe, du mouvement ouvrier comme des élites conservatrices, du monde du travail comme des idéologies.

  • Bibliographie indicative
    • ALTHUSSER Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », La Pensée, n° 151, juin 1970, dans Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976.
    • BLYTH Mark, Great Transformations : Economic Ideas and Institutional Changes in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
    • BOURDIEU Pierre, « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 38, n° 1, 1981, p. 69 - 73
      Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. Édition revue et augmentée : Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
      Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2003 [1997].
    • COCKETT Richard, Thinking the Unthinkable : Think-Tanks and the Economic Counter-Revolution, 1931-1983, Londres, HarperCollins, 1994.
    • COHEN Stanley et YOUNG Jock (dirs), The Manufacture of News : Social Problems, Deviance and the Mass Media, Londres, Constable, 1973.
    • DIXON Keith, Les Evangélistes du marché : Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Raisons d’agir, 1998.
    • FOUCAULT Michel, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits 1954-1988, Tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 1994, 2001, p. 298-329
    • GLASGOW UNIVERSITY MEDIA GROUP, Bad News, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1976.
    • GRAMSCI Antonio, Selections from Prison Notebooks, Londres, Lawrence and Wishart, 1971.
    • GUILBERT Thierry, Le discours idéologique ou la force de l’évidence, Paris, L’Harmattan, 2007.
    • HALL Stuart, CRITCHER Chas, JEFFERSON Tony, CLARKE John et ROBERTS Brian, Policing the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order, Londres, Macmillan, 1978.
    • HALL Stuart, HOBSON Dorothy, LOWE Andrew et WILLIS Paul (dirs), Culture, Media, Language : Working Papers in Cultural Studies, 1972-1979, Londres, Hutchinson, 1980.
    • HARTMANN Paul, « News and public perceptions of industrial relations », Media, Culture and Society, 1979, Vol. 1, No. 3, p. 255-270.
    • HAY Colin, « Narrating Crisis : The Discursive Construction of the Winter of Discontent », Sociology, vol. 30, n° 2, 1996.
      « The « Crisis » of Keynesianism and the Rise of Neoliberalism in Britain : An Ideational Institutionalist Approach », dans The Rise of Neoliberalism and Institutional Analysis, John Campbell et Ove K. Pedersen (dirs), Princeton, Princeton University Press, 2001.
    • HOWELL Chris, Trade Unions and the State : The Construction of Industrial Relations Institutions in Britain, 1890-2000, Princeton, Princeton University Press, 2005.
    • LEBARON Frédéric, La croyance économique : les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.
    • LUKACS George, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960 [1923].
    • MCADAM Doug, TARROW Sidney et TILLY Charles, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
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/ Archives : colloques et journées d’études 2005 - 2016