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/ Les sources de Michel Foucault [2009-2011]

Projet de recherche

vendredi, 24 juillet 2009 [ / UMR 5206]

Projet de recherche :
Ce projet est né d’une remarque de Michel de Certeau dans “Le rire de Michel Foucault” : « [Michel Foucault] visitait les livres comme il circulait dans Paris à vélo, dans San Francisco ou dans Tokyo, avec une attention exacte et vigilante à saisir, au détour d’une page ou d’une rue, l’éclat d’une étrangeté tapie là, inaperçue. Toutes ces marques d’altérité, ’accrocs minuscules’ (Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 14) ou aveux énormes, lui étaient les citations d’un impensé. Elles sont là, disait-il, bien lisibles, mais non lues car elles surprennent le prévu et le codifié. Lui, à les découvrir, il se roulait de rire (...). Le soin qu’il met à contrôler, classer, distinguer et comparer ses trouvailles de lecteur ne saurait éteindre la vibration d’éveil qui trahit dans ses textes sa manière de découvrir. Ses ouvrages combinent donc le dire de l’invention au souci de l’exactitude, même si les proportions varient et si, au cours des années, l’exactitude l’emporte peu à peu sur le rire, parce que se développait sa passion de chirurgien pour une lucidité qui devient, dans ses deux derniers livres, une clarté ascétique, dépouillée même de son allègre virtuosité » [1].

Ce qu’a ici perçu de Certeau, mais qu’il ne développe pas dans ses textes sur Foucault, c’est la singularité foucaldienne de l’articulation entre trois pratiques essentielles : la lecture, l’écriture et l’élaboration des concepts. C’est cette articulation qui constitue l’objet d’étude principal de ce Laboratoire junior. Il s’agira en effet d’interroger, dans le cadre de celui-ci, les statuts, les fonctions et les modalités d’utilisation par Michel Foucault des sources convoquées par lui dans ses différents travaux. Une des caractéristiques remarquables, et problématique, du travail de Foucault consiste en ceci qu’il s’est appuyé, dans ses livres, ses cours au Collège de France et ses articles, sur une masse considérable de documents de natures diverses et ceci selon des modalités très différentes. Il apparaît ainsi essentiel, afin d’apporter un éclairage nouveau sur le travail de Foucault, de s’attarder sur la façon dont s’articulent chez lui pratiques de lecture, modes d’écriture et élaboration de concepts.

Ce projet ne s’apparente cependant ni à une entreprise de critique biographique – déterminer ce que Foucault a lu pour rendre compte de ce qu’il a pensé – ni à une entreprise de critique génétique – rendre compte de l’évolution de ses lectures afin de rendre compte de l’évolution de sa pensée –, mais il doit constituer une tentative singulière, centrée sur le cas de Michel Foucault, de déterminer les modes d’interaction entre des pratiques de lecture et des pratiques d’écriture à partir d’un travail d’analyse sur la façon dont Foucault confère un statut particulier à ses sources, leur donne une fonction et les utilise de façon précise. Il s’agira donc de mettre en évidence de quelles manières interagissent chez Foucault lecture et écriture afin de rendre compte de la façon dont les sources convoquées par lui sont, à travers leurs utilisations spécifiques, mises en relation, construites, élaborées dans le but de produire un
appareil notionnel qui, à la fois, s’ancre sur ce traitement des sources et peut contribuer à en traiter d’autres [2].

Le cas du travail de Foucault est, dans la perspective qui consiste à étudier l’interaction de ces trois pratiques (lecture, écriture, production d’outils théoriques), particulièrement intéressant dans la mesure où ce travail s’organise à partir d’un ensemble de documents de natures différentes et selon plusieurs types de modalités dont il s’agira de rendre compte. En
effet, de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961) aux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité (1984), Foucault s’est appuyé sur divers types de sources aux statuts très différents, du registre d’internement (Histoire de la folie à l’âge classique) au traité d’érotique (L’usage des plaisirs et Le souci de soi) en passant par l’oeuvre picturale (Les mots et les choses) et l’archive judiciaire (Surveiller et punir). En outre, ces documents prennent place et sens dans son oeuvre à partir de différents types d’utilisation, de la simple évocation du règlement d’une institution (Surveiller et punir) à l’analyse méticuleuse d’un texte antique (Le souci de soi) en passant par la mise en série d’archives selon un critère spécifique (Les mots et les choses).

Il s’agira donc, dans le cadre de ce Laboratoire junior, de prendre pour objet les modalités d’utilisation des documents (textes littéraires, textes philosophiques, archives judiciaires, etc.) telles qu’on peut les rencontrer dans l’œuvre de Michel Foucault, et ceci afin de rendre compte de la liaison entre des pratiques de lecture, des pratiques d’écriture et l’élaboration d’un appareil conceptuel original. Pour ce faire, nous aborderons deux champs problématiques fondamentaux eu égard au problème général de l’usage des sources par Foucault :

a/ Le statut et la fonction des documents
Une des caractéristiques essentielles de l’œuvre de Foucault consiste dans la multiplicité des sources convoquées. On trouve en effet dans cette œuvre des analyses de décrets, de textes philosophiques, de textes littéraires, de registres d’internement, de traités médicaux, de tableaux, etc. c’est-à-dire d’un vaste ensemble de documents aux statuts très
divers. Il s’agira alors de traiter non pas tant le problème de la bonne ou de la mauvaise lecture de ces documents par Foucault – à ce titre on ne s’inscrira pas dans la continuité des polémiques suscitées, notamment chez les historiens, par les méthodes de traitement de l’archive par Foucault – mais le problème du statut conféré par Foucault à ces œuvres ; d’une part en questionnant des notions, centrales dans son travail et, plus généralement, dans la pratique des sciences humaines et sociales, telles que “source”, “archive”, “énoncé”, “corpus”, “formation discursive”, et d’autre part en déterminant le rapport entre statut du document utilisé
et fonction qui lui est conféré dans le travail de Foucault. Le premier enjeu du Laboratoire consistera donc à rendre compte de l’élaboration foucaldienne des sources utilisées dans ses travaux et ceci en analysant ces sources elles-mêmes et en comparant leur utilisation par Foucault et l’utilisation qu’ont pu en faire d’autres chercheurs [3].

b/ L’utilisation des documents
L’utilisation par Foucault des diverses sources qu’il a convoquées dans son œuvre n’obéit pas à une méthode clairement déterminée. Et si on trouve bien, dans L’archéologie du savoir (1969), quelque chose comme la mise en place d’une méthode de traitement des sources, cet ouvrage pose bien plus de problèmes qu’il n’en résout. Puisque s’il a pour but de rendre compte de la façon dont Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), La naissance de la clinique (1963) et Les mots et les choses (1966) a construit ses objets d’étude à partir d’un corpus déterminé, cet ouvrage ne peut cependant pas nous servir à comprendre la façon dont Foucault traite ses sources à partir de 1969 et, plus précisément, à partir de son premier cours au Collège de France en 1970-1971. On assiste, entre les premiers livres et les cours au Collège de France à une mutation dans le mode de traitement des sources par Foucault. De la mise en série des archives dans l’Histoire de la folie à l’âge classique et dans Les mots et les choses à l’analyse précise des textes dans l’Histoire de la sexualité on constate en effet une nette évolution dans les modalités de ce traitement, très sensible dans un ouvrage qui, de ce point de vue, fait figure de transition, Surveiller et punir (1976). En prenant acte de l’évolution parallèle, dans le travail de Foucault, du mode de problématisation des pratiques d’une part et du mode de traitement des sources d’autre part, le second enjeu du Laboratoire junior sera ainsi de rendre compte de la façon dont les modes d’utilisation par Foucault des sources qu’il convoque sont déterminants eu égard à la production de ses outils théoriques.

Le travail du Laboratoire junior, centré sur ces deux problèmes généraux, aura une double finalité, l’une interne à l’oeuvre de Foucault, l’autre externe. Il s’agira d’une part de rendre compte des modalités précises par lesquelles Foucault fait fonctionner les documents qu’il prend pour objet d’étude. L’objectif étant alors, en prenant une voix mineure – par rapport
par exemple à la voix qui consisterait à retracer l’évolution de la pensée de Foucault à partir de l’analyse de l’évolution de ses lectures – d’éclairer d’une nouvelle manière son travail, non à partir d’une analyse directe des concepts qui y émergent, mais à partir d’une analyse de la façon dont l’élaboration de ces concepts dépend des modalités d’usage des sources avec lesquelles ceux-ci entrent dans un double rapport de construction et d’exemplification. D’autre part, et dans une perspective plus externe au travail de Foucault, il s’agira de présenter, à partir du cas singulier étudié, quelques hypothèses plus générales concernant le problème de l’articulation entre des pratiques de lectures, des pratiques d’écriture et l’élaboration d’appareils conceptuels originaux.

A ces deux points de vue, notre projet n’est pas isolé et il fait fond, tout en les complétant d’une certaine manière, sur des projets déjà existant auxquels il pourra s’articuler. Il profitera notamment des travaux effectués dans le cadre du projet ANR “La bibliothèque foucaldienne. Michel Foucault au travail”, dirigé par Philippe Artières (EHESS-CNRS, IIAC,
UMR 7781) et Jean-Claude Zancarini (ENS-CNRS, Triangle, UMR 5206). De ce projet de recherche, le Laboratoire junior invitera notamment certains des membres afin que ceux-ci présentent leurs travaux et en discutent avec les jeunes chercheurs du Laboratoire. Ce projet ANR étudiant, à partir de diverses sources (étude des fonds consultés par Foucault, entretiens avec des collaborateurs ou des témoins de travail de celui-ci, etc.) et à partir de trois pratiques de lecture et d’écriture essentielles (consultation des documents, extraction de citations et de fragments, restitution de ces extraits), le “laboratoire” du philosophe, il constituera un appui essentiel du Laboratoire junior. Celui-ci n’en sera cependant pas l’annexe puisque ses perspectives de recherche en sont sensiblement différentes : non pas proposer une édition critique des œuvres de Foucault à partir de l’étude de ses notes de travail, mais mettre en évidence la liaison entre utilisation des sources et élaboration des concepts. Sans se télescoper, ces deux projets pourront donc néanmoins entrer en résonance et se compléter. Ce projet pourra en outre venir prolonger des travaux contemporains relatifs au problème de l’articulation entre lecture et écriture, menés notamment par l’historien Roger Chartier ou par le sociologue Bernard Lahire [4].

En rendant possible un dialogue entre jeunes chercheurs de formations et de spécialités différentes, et entre ceux-ci et des chercheurs confirmés d’horizons divers, ce Laboratoire junior aura donc pour but, d’une part, de donner un cadre de travail commun à ces jeunes chercheurs et, d’autre part, d’apporter une contribution aux recherches portant sur deux objets
importants des sciences humaines et sociales contemporaines, à savoir l’œuvre foisonnante de Michel Foucault et l’articulation des rapports entre pratiques de lecture, modes d’écriture et élaboration d’outils théoriques.

[1Voir Michel de Certeau, “Le rire de Michel Foucault”, in Histoire et psychanalyse entre science et
fiction, Paris, Gallimard, 2002, p. 138-140.

[2Selon la métaphore de la “boîte à outils” utilisée par Foucault lui-même pour parler de son oeuvre : « Un livre est fait pour servir à des usages non définis par celui qui l’a écrit. Plus il y aura d’usages nouveaux, possibles, imprévus, plus je serai content. Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou [Surveiller et punir], sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserreboulon pour cours-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus... eh bien c’est tant mieux ! » (Foucault, “Des supplices aux cellules, entretien avec R. -P. Droit, 1975, in Dits et écrits vol. 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 1588). En suivant cette idée, on questionnera, à partir de notre questionnement initial sur l’utilisation des sources, le rapport entre d’une part le mouvement qui va de l’élaboration de sources à la production d’outils théoriques et d’autre part celui qui va de ces outils théoriques au traitement possible d’autres sources.

[3En analysant, par exemple, le débat qui opposa Foucault et les historiens de formation concernant le mode de traitement des archives suite à la parution de Surveiller et punir (Voir Foucault, “La poussière et le nuage”, in Dits et écrits vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard (Quarto), 2001, texte n°277) ou Foucault et Pierre Hadot concernant les modes d’utilisation et d’interprétation des sources antiques (Voir P. Hadot, “Réflexions sur la notion de ’culture de soi’”, in Michel Foucault
philosophe
, coll., Paris, Seuil, 1989).

[4Voir respectivement R. Chartier, Histoire de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, IMEC et MSH, 1995 et B. Lahire, La condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Découverte,
2006.